Maureen Murdock, auteure et psychothérapeute jungienne, a beaucoup étudié l’oeuvre de Joseph Campbell et réalisé que son monomythe, si universel soit-il, ne parvenait pas à décrire le voyage spirituel des femmes contemporaines.

Joseph Campbell l’a admis lui-même : son monomythe ne vaut pas pour les femmes. D’ailleurs, dans le voyage du héros, la femme est soit la mère du héros, soit sa récompense. À moins qu’elle ne soit la facilitatrice, celle qui permettra au héros de parvenir à ses fins. Pourtant, le voyage de l’héroïne existe bel et bien, il se retrouve dans de nombreux mythes ainsi que dans de nombreux livres et films.

Qu’en est-il donc, du voyage de l’héroïne ?

Maureen Murdock a développé un modèle décrivant la nature cyclique de l’expérience féminine. En 1990, elle publia The Heroine’s Journey : Woman’s Quest for Wholeness en réponse au modèle de Joseph Campbell. S’appuyant sur différents mythes, elle illustre un modèle de voyage alternatif à celui du patriarcat. Ce modèle est devenu, comme celui de Campbell, une référence pour les auteur.e.s et les scénaristes.

Le voyage de l’héroïne implique la guérison de la blessure du féminin qui existe au plus profond d’elle et de toute notre culture. Le voyage commence d’abord par une séparation des valeurs féminines, l’héroïne cherchant la reconnaissance et le succès dans une culture patriarcale, s’ensuit l’expérience de la mort spirituelle puis un retour vers l’intérieur pour récupérer le pouvoir et l’esprit du féminin sacré. Les étapes finales impliquent une reconnaissance de l’union et du pouvoir de sa double nature au profit de toute l’humanité (Murdock, 1990, pp. 4-11).

Le voyage de l’héroïne est un cycle constitué de 10 étapes

La séparation du féminin
Le voyage de l’héroïne commence par un rejet du féminin. Elle constate que tout ce qui est valorisé dans nos sociétés est fait par des hommes et comprend qu’en tant que femme, elle est prédestinée à un rôle d’épouse ou de mère qui rend possible les créations du père et du fils. Cela l’amène à idéaliser la culture masculine dominante et à dénigrer les valeurs de la culture féminine. Cela se produit aussi bien pour les hommes (car nous avons tous en nous du féminin et du masculin) que pour les femmes si ce n’est au niveau personnel, alors certainement au niveau collectif.

L’identification au masculin
L’héroïne s’identifie donc au masculin. Non pas à sa part masculine mais au masculin patriarcal extérieur, dont la force motrice est le pouvoir. Un individu dans une société patriarcale est poussé, par conformisme, à rechercher le contrôle sur lui-même et sur les autres dans un désir inhumain de perfection. Or, tant qu’elle est femme, l’héroïne ne peut être qu’un moyen de permettre aux hommes de se réaliser. Or, elle ne veut pas être la femme ou la mère du héros, elle veut être l’héroïne ! Pour ce faire, elle s’identifie au masculin, en adopte les codes. On pense ici à la déesse Athéna, née de la tête de son père après que celui-ci ait avalé sa mère, Métis.

Athéna et Nike, la déesse de la victoire, fontaine Pallas à Vienne

Le chemin des épreuves
L’héroïne s’engage sur la route des Épreuves. Elle met tout en œuvre pour gravir les échelons académiques ou professionnels, atteindre le prestige, l’indépencance, l’équité financière. Dans le monde intérieur, d’autres épreuves l’attendent. Elle doit dépasser certains mythes liés à la féminité : nombreuses sont celles qu’on encourage à être dépendantes, à ignorer leurs besoins d’amour pour les autres, à protéger les autres de leur réussite et de leur autonomie. Il faut également dépasser le mythe selon lequel une femme a besoin de l’autre pour compléter sa vie, que cet autre soit un mari, un amant, un enfant, une idéologie ou autre. L’idée, ici, est que c’est « l’autre » qui réalisera son destin.

Les opportunités de succès
L’héroïne a surmonté toutes les épreuves qui se dressent sur son chemin et atteint ses objectifs : un bon poste, de l’argent, une entreprise fleurissante, le succès ou la reconnaissance. Elle s’est individualisée, elle a établi son identité dans le monde extérieur.

Le sentiment d’aridité ou de mort spirituelle
Pourtant, l’extase attendu ne vient pas. Si la première partie du voyage de l’héroïne était propulsée par l’esprit, la seconde partie est une réponse du cœur. Ses efforts ont payé, elle a atteint ses objectifs mais dans son combat pour se faire une place dans ce monde d’hommes, l’héroïne s’est perdue. Elle peut ressentir un sentiment d’aridité spirituelle. Sa rivière de créativité s’est tarie. Sa relation avec son monde intérieur est rompue. Elle se sent opprimée et ne comprend pas pourquoi.

L’héroïne est confrontée à un temps de déstructuration majeure qui apporte de la tristesse et le sentiment d’être perdue. Cela arrive généralement après une rupture, un deuil, une maladie grave, un licenciement, la quarantaine, etc. Cette période peut durer des semaines, des mois, des années et ne peut être précipitée car l’héroïne récupère non seulement des parties d’elle-même, mais aussi l’âme perdue de sa culture.

Initiation et retour vers la déesse
Une fois sortie de cette phase douloureuse, elle cherche à retrouver un lien avec le féminin sacré pour mieux comprendre sa propre psyché. Elle peut s’impliquer dans des recherches sur d’anciennes figures de déesses telles qu’Inanna, Ereshkigal, Déméter, Perséphone ou Kali.

La déesse Kali

Besoin profond de reconnexion au féminin
Il y a un Désir Urgent de renouer avec le Féminin. Cela implique de retrouver un lien avec la sagesse corporelle, l’intuition et la créativité. L’héroïne entre en elle-même pour se retrouver, elle commence un voyage intérieur pour se reconnecter à son énergie féminine.

Guérison de la séparation d’avec la mère et la fille
L’héroïne se réconcilie avec elle-même en cessant de rejeter sa féminité. Elle renoue avec toutes les parties d’elle-même, sa créativité, son lien à la nature, à son corps, tout ce qu’elle a nié pour correspondre au monde d’hommes dans lequel elle évolue. Durant cette phase, l’héroïne veut être seule avec elle-même, dans la nature, dans sa psyché.

Guérir le masculin blessé
L’étape suivante consiste à guérir les aspects blessés de sa nature masculine alors que l’héroïne reprend ses projections négatives sur les hommes de sa vie. Car le masculin est lui aussi blessé par le patriarcat, coincé dans les rôles qu’il lui impose. Il faut donc soigner ce masculin en nous pour qu’il puisse retrouver une place équilibrée avec le féminin. Il s’agit de prendre conscience des aspects positifs de sa nature masculine : elle soutient son désir de concrétiser ses idées, l’aide à dire sa vérité et à s’approprier son autorité.

Le mariage sacré du masculin et du féminin
La dernière étape du voyage de l’héroïne est le mariage sacré du masculin et du féminin en elle. Elle se souvient de sa vraie nature et s’accepte telle qu’elle est, intégrant les deux aspects de sa nature. C’est un moment de reconnaissance, une sorte de remémoration de ce que, au fond, elle a toujours su.

En développant une nouvelle conscience féminine, elle doit avoir une conscience masculine tout aussi forte pour faire entendre sa voix dans le monde. L’union du masculin et du féminin implique de reconnaître les blessures, de les bénir et de les lâcher.

Dans l’histoire de la création Navajo, Femme changeante parle à son époux le Soleil : « Rappelez-vous, aussi différents que nous soyons, vous et moi, nous sommes d’un même esprit. Aussi dissemblables que nous sommes, vous et moi, nous sommes d’égale valeur. Aussi différents que vous et moi soyons, il doit toujours y avoir une solidarité entre nous deux. Il ne peut y avoir d’harmonie dans l’univers tant qu’il n’y a pas d’harmonie entre nous »
The Navajo Creation Story – Paul B. Zolbrod, 1984

Maintenir l’équilibre

Une fois son voyage effectué, une fois sa quête aboutie, une fois réconciliée le masculin et le féminin en elle, l’héroïne doit sans cesse travailler à conserver cet équilibre, sachant qu’elle n’y parviendra pas toujours. Car l’équilibre est toujours à chercher. Un funambule ne reste jamais immobile sur son fil, il bouge sans cesse pour maintenir cet équilibre. Il faut donc accepter la possibilité de perdre à nouveau l’équilibre pour mieux le retrouver. Chaque fois, refaire le travail, repartir en voyage intérieur, se connaître un peu mieux, s’explorer, se déployer et ainsi devenir l’héroïne de sa vie.

Le voyage de l’héroïne nous concerne toutes. On le retrouve dans des mythes comme celui de Déméter et Perséphone, Inanna, Psyché, Circé, Médée ou encore dans des œuvres plus récentes comme le Magicien d’Oz, Joe dans Les 4 filles du Docteur March, Mulan du côté de Disney ou Le voyage de Chihiro pour Miyazaki. Ce voyage est une invitation à plonger en nous pour aller y chercher ce que nous sommes vraiment. La réponse est en nous et personne d’autre ne peut la trouver.

Et vous, à quel endroit de ce voyage vous trouvez-vous ?

Bibliographie :

The Heroine’s Journey : Woman’s Quest for Wholeness – Editions Shambhala

https://maureenmurdock.com/articles/articles-the-heroines-journey/