Les Beatles, Star Trek, la bière, l’informatique ou encore la cuisine sont autant de symboles de mentrification, un terme proposé par l’autrice féministe Van Badham pour désigner le phénomène d’effacement des femmes dans l’histoire par les hommes. Une invisibilisation à l’œuvre depuis toujours et dans de très nombreux domaines avec de graves conséquences pour la condition féminine. D’où l’importance d’en prendre conscience et de s’en défendre…
Le terme mentrification fait référence au mot gentrification, qui désigne le fait, pour les classes moyennes, de s’approprier les quartiers populaires jusqu’à en exclure les populations défavorisées qui y habitaient jusque là. Dans le cas de la mentrification, le processus est similaire : les hommes s’approprient une référence culturelle ou un univers jusque là féminin et finissent par en déposséder les femmes, en les excluant dudit univers au motif qu’elles n’y seraient pas légitimes. Dans son article paru en mai 2019 dans le Guardian et intitulé Quand les femmes font tout le boulot et qu’on ne retient que les hommes, Van Badham explique comment le rôle des femmes dans l’histoire a été dissimulé derrière des phallus.
Les Beatles, Star Trek et la bière
Van Badham prend notamment l’exemple des Beatles, qu’on considéra d’abord comme de mauvais musiciens n’attirant dans leurs concerts que des hordes de midinettes incapables d’apprécier la bonne musique (les fameuses Beatle Maniac). Puis, les hommes ont commencé à les écouter et les Beatles sont devenus de véritables légendes du rock. C’était pourtant la même musique, les mêmes musiciens, la seule chose qui avait changé était le sexe de leur audience.
La même chose s’est produite avec Star Trek, un show télévisé considéré comme de la mauvaise science-fiction pour femmes au foyer désœuvrées, jusqu’à ce que les hommes commence à la regarder, la transformant en série culte réservée aux nerds. Idem pour la bière, au départ une boisson pour femmes puisque faiblement dosé en alcool avec un goût peu prononcé. Puis les hommes ont commencé à en boire et en ont fait une boisson virile, allant même jusqu’à ancrer dans l’imaginaire collectif que les filles (biens), ça boit pas de bière.
Mais si le phénomène de mentrification mérite d’être analysé, c’est qu’il ne se cantonne malheureusement pas à quelques références tirées de la pop culture. Au contraire, il touche à peu près tous les secteurs essentiels de la société, excluant de facto les femmes de tous les postes importants et maintenant en place le système patriarcal.
Numérique, la déligitimation des femmes
Un ami me disait l’autre jour : « Quand j’étais étudiant en école d’arts appliqués, j’étais passionné par le packaging mais je n’ai pas choisi cette voix parce que ce n’était pas valorisant et pas très bien payé. » Il a ajouté. « Et en plus, il n’y avait que des femmes. »
J’ai éclaté de rire, il n’a pas compris pourquoi. Il a fallu que je lui explique qu’il y avait probablement un lien de causalité entre ces états de faits. En somme, c’est parce que c’est un secteur féminin que ce n’est pas valorisant d’y travailler et que c’est mal payé. Si demain les hommes s’approprient ce secteur, cela deviendra tout d’un coup bien mieux payé et plus valorisant. Non pas que les hommes y feraient un meilleur travail que les femmes, pas du tout, simplement aux yeux des hommes, les trucs de femmes, ça ne vaut rien. Pour que quelque chose prenne de la valeur, il faut que les hommes s’en emparent.
Les femmes, pionnières de l’informatique
C’est d’ailleurs ce qui s’est passé dans le domaine de l’informatique, devenu très majoritairement masculin alors qu’à l’origine, le développement de logiciels était la spécialité des femmes. Jusque dans les années 80, les hommes s’occupaient de la partie hardware, les machines. Les femmes, elles, se chargeaient de la partie software, le logiciel, la programmation. C’est d’ailleurs de là que vient la dichotomie software/hardware : le soft pour les femmes, ces petites choses fragiles et douces. Le hard pour les hommes, le sexe fort, les gros durs au cerveau en béton.
Des ordinateurs humaines
Au départ, le mot «ordinateur» lui-même désignait les femmes mathématiciennes qui résolvaient des problèmes pour d’éminents professeurs. Des années 1930 aux années 1980, des centaines de femmes ont donc travaillé comme «ordinateurs humains» pour la NASA. Ces femmes ont contribué à faire avancer bon nombre des grandes découvertes technologiques du XXe siècle. Pourtant, on considérait alors leur travail de programmation comme « non spécialisé », « ennuyeux », ne requérant pas une grande intelligence. D’où l’idée de le confier à des femmes, ce qui permettait de moins les payer.
Un truc pas bien sorcier
Pour argumenter ce point de vue, on précisait que la programmation informatique consistait simplement à utiliser un clavier, comme le faisaient les secrétaires ou les dactylos, à programmer ou organiser des données, comme le font les femmes qui programment leur vie de famille ou un dîner, et à utiliser un langage, or le langage, c’est bien connu, c’est un truc de femmes. Bref, rien de bien sorcier, sinon des femmes n’auraient pas pu le faire.
Margaret Hamilton travaillant sur la fusée qui a amené les hommes sur la lune.
Un changement de paradigme
C’est à la fin des années 70 que les choses ont commencé à changer. L’informatique s’est répandu dans la société, on a assisté à l’arrivée des micro-ordinateurs et des premiers jeux vidéos dont les garçons des années 80 se sont emparés (puisque c’est bien connu, la technologie, c’est un truc de garçons, les filles ça préfère jouer à la poupée). Dès lors, les machines sont passées au second plan, loin derrière le software qui permettait le développement de nouveaux jeux et logiciels. Les hommes se le sont donc réappropriés.
Dès lors, la vision de la programmation informatique a changé. Le métier reste le même mais comme ce sont les hommes qui l’exercent, il n’est plus décrit de la même façon : fini le métier pas trop compliqué qui consiste simplement à se servir d’un clavier et d’un langage. On parle désormais de logique, d’abstraction, d’intelligence ou de rigueur, des qualités perçues comme typiquement masculines, ce qui fait qu’aujourd’hui, le métier de développeur est réservé aux garçons.
Le sexisme dans le numérique
Conséquence, dans les métiers du numérique, les femmes représentent aujourd’hui moins de 30% de la population active. Dans les écoles d’informatique, elles représentent en moyenne 10% des élèves et sont 53% à déclarer être victime de sexisme, d’après une enquête de Social Builder paru en 2017.
Par ailleurs, le nombre de témoignages d’ingénieures, PDG ou développeuses travaillant dans la Silicon Valley et déclarant avoir été harcelées, sous-payées, humiliées ou menacées d’exclusion si elles n’acceptaient pas de coucher, est glaçant. Dans ce haut-lieu du numérique, la domination masculine et les privilèges qui en découlent sont parfaitement assumés. Les femmes ont d’ailleurs beaucoup plus de mal que les hommes à obtenir des postes à responsabilité et à faire financer leur entreprise. Le livre Brotopia : Breaking Up the Boys’ Club of Silicon Valley de la journaliste Emily Chang, décrit bien cette culture sexiste et totalement toxique, véritable machine à briser les femmes.
Les premières génies de l’informatique
Ces messieurs ont probablement oublié que le tout premier langage informatique est l’œuvre de Grace Hopper, mathématicienne et amirale de l’armée américaine, qu’Ada Lovelace est l’autrice du tout premier logiciel informatique, qu’Hedy Lamarr a déposé le brevet pour la technologie à l’origine du wifi, du GPS et du Bluetooth ou encore que c’est Margaret Hamilton qui est à l’origine du programme ayant permis d’envoyer l’homme sur la lune.
Il a fallu des décennies pour qu’on se rappelle enfin des contributions essentielles de ces femmes. Elles n’ont même pas été créditées sur les photos des machines qu’elles entretenaient. Le livre et le film Hidden Figures permettent de réaliser le traitement totalement injuste et l’absence de reconnaissance dont Dorothy Vaughan, Mary Jackson, Katherine Johnson and Christine Darden, de brillantes mathématiciennes ayant travaillé pour la Nasa, ont été victimes de la part de leurs collègues masculins.
Les femmes, en cuisine !
Autre domaine où la mentrification est frappante : le domaine de la cuisine, activité traditionnellement dévolue aux femmes. Aujourd’hui encore, la cuisine du quotidien, associée au travail domestique, leur revient. C’est une cuisine qui n’est jamais rémunérée et très peu valorisée en dehors du cercle familial.
La gastronomie, en revanche, la vraie cuisine, celle qu’on sert dans les grands restaurants, à laquelle on attribue des étoiles et qui permet de bien gagner sa vie, c’est un truc de bonhomme. La preuve, dans l’édition 2020 du Guide Michelin, sur 628 restaurants étoilés, seuls 33 sont tenus par des cheffes, soit 5 %.
Dès lors que la cuisine devient professionnelle, les hommes veulent à tout prix en exclure les femmes. On peut éventuellement s’y référer comme source d’inspiration avec le pot-au-feu de Mamie ou la blanquette de Tante Jeanne mais il semble aller de soi que ces souvenirs n’ont de la valeur que parce qu’ils ont été sublimés par l’Homme qui se les ait réappropriés.
Rappelons pourtant, à toutes fins utiles, que Paul Bocuse, qui méprisait la cuisine de bonnes femmes, a été formé par Eugénie Brazier, première cheffe à avoir obtenu trois étoiles au Guide Michelin.
La cheffe Eugénie Brazier avec ses apprentis : Paul Blanc, Paul Bocuse, Jean Vettard, Jean Vignard, Christian Bourillot, Roger Roucou, Paul Lacombe, Guy Thivard, Marius Vettard.
Violences sexistes et harcèlement
Et cette exclusion des femmes se fait en ayant recours à la violence. Le but est clair, leur faire comprendre qu’elles ne sont pas à leur place, les écraser et les dominer. Ainsi, le sexisme est omniprésent dans les cuisines des grands établissements, tout comme dans les écoles d’hôtellerie où on essaie de les cantonner au rôle de potiches souriantes servant à appâter le client. Agressions sexuelles, humiliations, insultes, blagues salaces, les femmes ont droit au pire de la part d’hommes qui ne sont presque jamais inquiétés. De nombreux chefs ouvertement sexistes expliquent même que « les femmes n’ont pas ce qu’il faut dans le bide pour être de bons chefs ». Il y a pourtant fort à parier que ces hommes à l’ego surdimensionné seraient bien incapables d’endurer la pression et la violence qu’ils font subir à ces jeunes femmes.
Camille Aumont Carnel, ancienne élève de Ferrandi, a créé le compte Instagram @jedisnonchef, pour témoigner des violences subies dans les restaurants étoilés.
Dans cet épisode du podcast Bouffons, Emilie Laystary recueille les témoignages de jeunes cheffes ayant subi des agressions dans les cuisines de restaurants étoilés, par des hommes qui bénéficient bien souvent de la complicité passive de leur hiérarchie.
Et pourtant, les cheffes sont là !
Malgré le sexisme du milieu, de nombreuses femmes parviennent tout de même à s’y faire une place, à force de talent, de courage et d’une persévérance hors-du-commun. La cinéaste et journaliste Vérane Frédiani a justement publié, en février 2019, le livre Cheffes – 500 femmes qui font la différence dans les cuisines de France, dans lequel elle met à l’honneur ces cheffes qui ont réussi à se faire une place en milieu hostile. Car oui, les cheffes ont toujours existé, tout aussi talentueuses que les hommes, c’est juste que depuis toujours, elles sont rabaissées, moins récompensées et même effacées de l’histoire de la gastronomie.
Les femmes aux origines du cinéma
La mentrification touche aussi le secteur du cinéma. La récente affaire Weinstein et le mouvement Metoo qui en a découlé l’ont mis en exergue : se faire une place en tant que femme dans ce monde d’homme n’est pas chose aisée. Elles ont pourtant été nombreuses à influencer le 7ème art à ses débuts. C’est même une femme qui, la première, a perçu dans le cinématographe un merveilleux moyen de raconter des histoires.
L’absence de représentativité
Le milieu de la production et de la réalisation cinématographique sont des domaines où les femmes sont particulièrement absentes. Aujourd’hui, aux États-Unis, les femmes ne réalisent que 4% des films. Pour cause, elles ont beaucoup plus de mal à obtenir des financements car les producteurs ne leur font pas confiance. Peut-être parce qu’ils sont en grande majorité des hommes, eux aussi. Seuls 8% des 250 films à gros budgets produits à Hollywood en 2018 l’ont été par des femmes. En France, ce n’est guère mieux. Au cinéma, seuls 19% des réalisateurs sont des réalisatrices ; à la télévision, ce chiffre tombe à 10%. Et sur les 4313 membres de l’académie des Césars, seuls 35% sont des femmes.
Du côté des salaires, les écarts homme/femme sont également abyssaux. En 2019, 3 économistes, Sofia Izquierdo Sanchez, John S. Heywood et Maria Navarro Paniagua, ont étudié les salaires de 246 acteurs et actrices ayant participé à 1 343 films entre 1980 et 2015. Leurs conclusions ont été publiées dans le Guardian et elles sont remarquables : les actrices touchent en moyenne un salaire inférieur de 56% à celui de leurs homologues masculins, ce qui représente jusqu’à 2,2 millions de dollars de moins par film. Pire, cet écart a tendance à augmenter avec l’âge des actrices ! Et pour achever de nous déprimer, il faut savoir que tout cela n’a absolument pas évolué depuis 1980 !
Même quand les femmes parviennent à devenir réalisatrice, elles doivent se battre pour être reconnues en tant que tel. C’est ce qui est arrivé à Julianna Margulies. Pour la série télévisée The Good Wife, elle était à la fois actrice ET réalisatrice. Pourtant, pendant plusieurs saisons, elle n’a pas été rémunérée en conséquence. « Bien sûr, ils ont fini par me payer, mais j’ai dû me battre pour ça », confie-t-elle.
Julianna Margulies, actrice principale et réalisatrice de la série The Good Wife
Alice Guy, première réalisatrice de films
Ce monde semble avoir oublié que nombre de ses pionnières ont été des femmes. On peut ainsi parler d’Alice Guy, née en France en 1873. Ayant étudiée la dactylographie, elle fut embauchée comme secrétaire par Léon Gaumont en 1895, elle avait alors 22 ans. Quand elle assiste à la démonstration du cinématographe, elle y voit aussitôt un moyen extraordinaire de raconter des histoires. Elle demande l’autorisation à son patron de tourner quelques scènes, ce qu’il accepte à condition que ça ne l’empêche pas de s’occuper de son courrier. Ainsi, tandis que les frères lumières filment un train arrivant en gare de La Ciotat, elle se lance, dès 1896, dans la réalisation d’un véritable film de fiction. Bien plus tard, elle confiera : « Si on avait prévu le développement que devait prendre cette merveilleuse invention, on m’aurait probablement refusé cette autorisation, mais l’avenir était encore mystérieux… « .
Durant sa longue carrière, Alice Guy a réalisé près de 300 films, en a produit 17 et scénarisé 12. En 1906, elle réalise notamment le court-métrage, Madame a des envies, d’une étonnante et drôle modernité. Elle fut aussi l’autrice et réalisatrice du premier péplum de l’histoire qui inspira nombre de réalisateurs par la suite. En 1910, elle a créé sa propre société de production, la Solax Film Co.
Pourtant, qui se souvient d’Alice Guy aujourd’hui ? Un documentaire sorti en septembre 2020, Be Natural, retrace sa vie et sa carrière, tentant de comprendre pourquoi elle a été effacée de l’histoire du 7ème art.
Mais on pourrait aussi évoquer Germaine Dulac, Musidora, Lois Weber,Věra Chytilová, Barbara Hammer, Chantal Akerman, Randa Haines, Ida Lupino… En fait, elles sont des dizaines à avoir influencé le cinéma depuis sa création ! Pourtant, leur milieu les a toutes oubliées et on tente, depuis plus d’un siècle, d’imposer l’idée que le cinéma, c’est un truc de bonhomme.
Le monde du cinéma est un gigantesque Boys Club
Au-delà de l’injustice de cette situation, cette absence de représentativité des femmes dans le cinéma a un impact sur toute la société. Selon Iris Brey, critique et historienne du cinéma, le cinéma nous influence tous, il participe à forger notre vision du monde. Or, les hommes n’ont pas la même manière de voir le monde, de faire du cinéma, de raconter des histoires ou de filmer que les femmes. Le fait qu’ils soient quasiment les seuls à faire des films participent à la construction de la société. Dans son livre, Le regard féminin – Une révolution à l’écran, elle explique par exemple que le fait de filmer les femmes comme objet et non sujet de désir a conditionné le regard porté sur elles au cours des 50 dernières années. On pourrait aussi parler du temps de parole des femmes dans les films, bien moins importants que celui des hommes, ou du test de Beschdel, que la plupart des films ne passent pas.
Les conséquences sont multiples et elles conduisent toutes au même résultat : le renforcement du patriarcat. D’abord, en payant moins les actrices, le milieu du cinéma les rabaisse, leur rappelle qu’elles sont moins que les hommes, les remettant ainsi à leur place de dominées. Ensuite, en effaçant les femmes de l’histoire du cinéma, les hommes privent les jeunes femmes de modèles, ce qui les amène à s’auto-censurer, à ne même pas oser se lancer. Enfin, en excluant les femmes de la réalisation cinématographique, les hommes s’arrogent le droit de continuer à les filmer en les objectivant, renforçant ainsi les stéréotypes de genre, les injonctions faites aux femmes et le système patriarcal.
Pour un peu, on croirait que c’est fait exprès…
Le pourquoi de la mentrification ?
Peinture, photographie, musique, littérature, sculpture, politique, exploration, sciences (cf. l’effet Matilda), haute-couture… la liste est longue des domaines dont les femmes ont été chassées par les hommes, leur talent nié, leurs œuvres invisibilisées, leurs contributions oubliées ou même volées. Mais pourquoi cette volonté farouche de laisser la moitié de l’humanité de côté ?
De fait, toute l’histoire de notre ère est une histoire d’invisibilisation des femmes. Pour y parvenir, les hommes ont d’abord fait croire à leur infériorité intrinsèque (Aristote s’y est notamment beaucoup attaché), ce qui permettait de les exclure de toute vie publique ainsi que de la succession au trône de France avec la loi salique. On les a également exclues en les privant d’éducation, en leur attribuant un rôle purement domestique, en décidant qu’en français, le masculin l’emporterait toujours sur le féminin ou en estimant, à peu près à la même époque, que seuls les hommes pouvaient exercer la médecine. Nombre de sorcières brûlées pendant l’inquisition étaient d’ailleurs des guérisseuses et des sages-femmes.
Et quand, malgré tous ces efforts pour les écarter, certaines sont tout de mêmes parvenues à écrire, composer, gouverner, soigner, etc. les hommes ont fait en sorte de les invisibiliser en éradiquant toutes traces de leurs nombreuses contributions dans les dictionnaires, livres d’histoires, encyclopédies et manuels scolaires.
L’histoire est écrite par les hommes, pour les hommes
Car l’histoire est un récit et ce sont les hommes qui la racontent. En témoigne le Grand Prix des Rendez-vous de l’histoire de Blois qui prime essentiellement des hommes : 18 hommes primés pour 3 femmes en 2018. A l’approche de cet évènement, 440 chercheuses en histoire ont donc dénoncé le sexisme qui règne dans leur discipline dans une tribune publiée dans Le Monde.
Esther Benbassa, historienne, directrice de recherche au CNRS et sénatrice, a soutenu cette tribune. Elle explique : « Les places sont chères et les hommes ne veulent pas céder leurs places. On n’invite pas les femmes aux colloques, on leur coupe la parole en séminaire. Les hommes prennent toute la place. En politique, ces pratiques sont assez violentes. Elles ont également cours dans le monde universitaire. Il ne faut pas oublier que le monde universitaire a été créé par des ecclésiastiques pour des ecclésiastiques. L’image du savant qui rentrerait en Histoire comme on rentrerait en religion est une image exclusivement masculine. Elle met de côté les femmes. »
Le sexisme dans les manuels et les dictionnaires
Ce manque de représentativité des femmes dans la recherche historique a de nombreuses conséquences néfastes. Car ce sont bien les historiens qui écrivent les livres d’histoire. Le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes dénonce d’ailleurs l’invisibilisation des femmes dans les programmes scolaires dans leur rapport de 2019 : « le monde que donne à voir les manuels scolaires est un monde conjugué au masculin dans lequel plus de 90% des citoyens et des citoyennes seraient des hommes, et les grandes découvertes, l’art, la philosophie, les mathématiques des domaines réservés aux garçons. »
Pour Micheline Dumont, historienne, le problème ne vient pas d’un manque de matière. Dans une interview pour Le Devoir elle explique : « Des femmes célèbres, il y en a plein. Je possède une bibliothèque complète de ces livres qui présentent la vie de femmes formidables. Mais les gens ne se rendent pas compte qu’il y a de l’idéologie et des constructions historiques qui font en sorte de les écarter de la société. »
Annihiler toute concurrence
Cette volonté farouche d’effacer les femmes s’explique peut-être par le fait qu’en excluant du jeu la moitié de l’humanité, les hommes augmentent d’autant leurs chances de l’emporter. Ainsi, dans l’épisode des Couilles sur la table dédié au sexisme dans l’informatique, Isabelle Collet, informaticienne, enseignante-chercheuse à l’université de Genève et autrice de Les oubliées du numérique, relate à Victoire Tuaillon l’édifiante réflexion d’un jeune mathématicien : « la compétition est déjà tellement rude dans les mathématiques, on ne va quand-même pas la rendre encore plus dure en y invitant les femmes. »
Exclure les femmes permet donc aux hommes de régner sans partage sur le monde. C’est en ce sens que la mentrification maintient les structures de pouvoir.
Les conséquences de la mentrification
La censure et l’auto-censure
Cette invisibilisation est d’autant plus grave que la mentrification est un processus auto-alimentant. En s’appropriant les découvertes des femmes, en les invisibilisant et en les excluant des cercles de pouvoir, les hommes leur envoient un message très clair : vous n’êtes pas intéressantes, restez dans l’ombre. Ce faisant, ils inscrivent dans l’esprit des petites filles que l’entrepreneuriat, le cinéma, la musique, le développement informatique, les sciences, la politique, etc. ce n’est pas fait pour elles.
L’auto-censure, dont on accuse souvent les femmes, les rendant ainsi responsables de ce dont elles sont pourtant victimes, l’auto-censure est une conséquence de la censure. En 1839, la musicienne et compositrice Clara Schumann écrit dans son journal : « Il fut un temps où je croyais posséder le talent de la création, mais je suis complètement revenue de cette idée, une femme ne doit pas prétendre composer – aucune n’a encore pu le faire et cela devrait être mon lot ? Ce serait une arrogance que seul mon père autrefois m’a donnée. »
L’effacement des compositrices
Pourtant, des femmes compositrices, il y en a eu plein dans l’histoire de la musique, mais Clara Schumann ne le savait pas. Pour cause, s’il est bien un domaine duquel les femmes ont été effacées, c’est bien la musique classique. Héloïse Luzzati et Lou Brault, directrices artistiques du festival Rosa Bonheur, un temps pour elles, qui a lieu jusqu’au 20 septembre dans le jardin du château de Rosa Bonheur, ont voulu créer un festival qui répare cette injustice faite aux femmes en mettant à l’honneur des œuvres de compositrices oubliées comme Lili Boulanger, Fanny Mendelssohn, Germaine Taillefer, Ethel Smith, Clémence de Granval ou encore Julia Klumpke. Selon Héloïse Luzzati, interviewée par le magazine Gang Flow : « Personne n’est capable de citer le nom de trois femmes compositrices alors qu’elles ont aussi laissé des chefs-d’œuvre, comme les hommes. Elizabeth Jacquet de la Guerre jouait à 5 ans devant Louis XIV, elle était très connue à son époque et pourtant elle n’est pas passée à la postérité comme Mozart. »
Ces compositrices ont été jouées, admirées, reconnues et citées dans des dictionnaires de compositeurs à leur époque mais, au fil des éditions, elles ont disparu. Les historiens de la musique les ont purement et simplement effacées. La voilà, la censure qui engendre l’auto-censure.
L’interdiction de s’émanciper
Dans ce contexte, la tentation est grande de se créer un monde à part. Un monde sorore, réservé aux femmes, où personne ne viendrait les écraser, leur voler leurs travaux ou les effacer. Mais là encore, impossible, car si les femmes, las de se battre, tentent de se construire un monde à elles où elles n’auraient pas à subir le sexisme masculin, d’organiser des réunions non mixtes pour parler librement, de créer des entreprises où il n’y aurait que des femmes pour enfin briser le plafond de verre, elles sont vertement critiquées par les hommes. Un peu comme si l’enfant harceleur de la cour de récré reprochait à sa victime de vouloir se soustraire à ses mauvais traitements.
De fait, beaucoup d’hommes oublient qu’ils ne sont pas une minorité discriminée mais au contraire, LA classe dominante qui écrase toutes les autres et s’approprie le monde depuis des siècles. Et dès que les dominé.e.s cherchent à s’émanciper, à changer cet ordre des choses injuste et archaïque, ils crient au scandale et se victimisent.
Mais alors, que faire ?
Selon Iris Brey, les choses ne changeront que quand on réussira à libérer notre regard. Depuis quelques temps, on libère la parole et c’est une très bonne chose mais ça ne suffit pas. Il faut aussi libérer le regard qu’on pose sur le monde, les hommes, les femmes et le rôle de chacun dans la société. Et pour cela, il faut commencer par changer les manuels scolaires et les dictionnaires pour y inclure des modèles féminins dans tous les domaines : l’histoire, la politique, la littérature, la philosophie, l’informatique, l’art et la culture. Pour permettre à tous de réaliser à quel point les femmes sont fortes, brillantes, intelligentes et talentueuses.
Ensuite, il faut apprendre aux garçons à partager le pouvoir, à écouter ce que les femmes ont à dire, à admirer leurs talents et leur intelligence, à les considérer comme leurs égales. Apprendre également aux filles qu’elles n’ont rien à envier aux hommes, qu’ils ne valent pas mieux qu’elles et n’ont pas plus de droits. Développer en elles la sororité, l’idée que les autres femmes sont des alliées, non des rivales. Lutter contre le déterminisme social, aussi, en accompagnant les jeunes femmes défavorisées, encore plus victimes de censure et d’auto-censure que les autres.
Et bien sûr, il faut une prise de conscience : amener chacun à réaliser tous les biais sexistes dont on est pétri. Car bien souvent, les femmes ne voient pas le sexisme ordinaire dont elles sont victimes, tant il est partout autour d’elles depuis toujours. Elles s’y sont habituées et ne le voient même plus. De leur côté, la plupart des hommes s’affirment féministes ou à tout le moins pour l’égalité hommes/femmes. Le problème, c’est qu’ils sont incapables de voir les privilèges dont ils bénéficient et les inégalités qu’ils perpétuent. C’est en ce sens que le regard doit être libéré, pour éveiller les consciences et être enfin en mesure de changer.
Il s’agit en fait, pour les femmes, de reconquérir les territoires qu’on leur volés, de se réapproprier leur histoire, leur identité, de prendre conscience de leur pleine légitimité à s’exprimer sur tous les sujets. Les hommes, eux, ne s’encombrent pas du complexe de l’imposteur. Ils parlent à tort et à travers, de sujets qu’ils ne maîtrisent pas forcément, n’hésitant pas à contredire des expertes bien mieux renseignées qu’eux.
Affirmons-nous expertes en tout, nous aussi, et réécrivons l’histoire à notre manière. Cela prendra du temps mais on y arrivera. En un siècle, les femmes ont fait bouger plus de lignes que durant les 10 siècles précédents. Même si les vagues féministes refluent par moment, même si le ressac fait mal, la mer continue à monter. Toujours. Et elle continuera à monter jusqu’à briser les digues du patriarcat. N’en doutons pas.
Sources
https://www.theguardian.com/music/2019/may/29/mentrification-how-men-appropriated-computers-beer-and-the-beatles
https://socialbuilder.org/2020/03/25/sexisme-dans-les-formations-tech-2017/
https://soundcloud.com/lescouilles-podcast/des-ordis-des-souris-et-des-hommes
https://www.lesinrocks.com/2017/08/20/actualite/actualite/sexisme-harcelement-la-silicon-valley-un-probleme-avec-les-femmes/
https://www.huffingtonpost.fr/entry/mains-baladeuses-et-propositions-deplacees-alexia-duchene-top-chef-denonce-le-sexisme-en-cuisine_fr_5d1dc3f7e4b01b834731fcf6
https://www.50-50magazine.fr/2020/07/06/sexisme-en-cuisine-ou-sont-les-cheffes/
https://www.ledevoir.com/societe/actualites-en-societe/493173/les-grandes-oubliees-l-histoire-invisible-des-femmes
https://www.francemusique.fr/actualite-musicale/femmes-et-musique-classique-les-5-questions-qui-fachent-666
https://gang-flow.com/2020/08/11/du-grenier-aux-jardins-de-rosa-bonheur-julia-klumpke-et/
https://theconversation.com/la-petite-musique-du-genre-ou-comment-combattre-le-sexisme-dans-la-musique-classique-125349
http://hf-idf.org/wp-content/uploads/2020/05/3.-rapport_etat_des_lieux_du_sexisme_2019.pdf
https://www.leparisien.fr/seine-et-marne-77/thomery-un-festival-de-musique-nait-en-pleine-crise-au-chateau-de-rosa-bonheur-06-08-2020-8364405.php
https://information.tv5monde.com/terriennes/des-historiennes-francaises-denoncent-la-domination-masculine-en-histoire-265053
https://www.lesinrocks.com/2020/02/06/cinema/actualite-cinema/iris-brey-on-est-tous-le-produit-du-male-gaze/
https://www.terrafemina.com/article/hollywood-les-actrices-moins-payees-que-les-acteurs_a350573/1
Des historiennes françaises dénoncent « la domination masculine en Histoire » (TV5 Monde, 12 octobre 2018)