On a tendance à penser qu’en matière de lutte pour la liberté, la violence est inévitable, que sans elle, on n’arrive à rien. Pourtant, c’est historiquement faux. C’est la conclusion à laquelle la chercheuse en sciences politiques Erica Chenoweth est arrivée après avoir étudié 323 cas de révolutions menées de par le monde au cours du siècle dernier.
Mais alors, plusieurs questions se posent : pourquoi est-on naturellement persuadé du contraire ? Et surtout, comment c’est possible : comment lutte-t-on pacifiquement ET efficacement ?
Erica Chenoweth et Maria J. Stephan sont des spécialistes américaines de politique internationale. Elles ont notamment observé les insurrections ayant eu lieu en Iran en 1979, en Palestine en 1992, aux Philippines en 1986 et en Birmanie en 1990. Et selon elles, les insurrections non violentes parviennent à leurs fins 3 fois sur 4, contre 1 fois seulement pour les insurrections violentes. De plus, les mouvements de résistance civile offrent une bien meilleure garantie d’un avenir démocratique.
Pourquoi vouloir absolument associer lutte et violence ?
Dans une société qui valorise la force, le pouvoir, l’argent et la domination, on peine à imaginer que la paix, la non-violence et l’absence de moyens financiers puissent permettre d’obtenir quoique ce soit. Pour beaucoup, il n’y a que dans les films que l’amour l’emporte sur la haine, la lumière sur l’ombre.
Par ailleurs, les révolutions les plus célèbres, celles qui ont marqué les esprits, étaient armées : révolution française, révolution russe, révolution cubaine ou chinoise, etc.
Tout ceci amène naturellement à penser qu’on ne peut lutter sans violence. C’est d’ailleurs aussi ce que pensait Erica Chenoweth avant de se lancer dans cette recherche. C’est en assistant à une conférence prônant l’efficacité de la non-violence qu’elle a eu l’idée d’entamer ce travail. Son but, au départ, était de démontrer le contraire.
Et pourtant…
Pendant 2 ans, Erica Chenoweth et Maria J. Stephan ont donc étudié toutes les guerres civiles et les occupations pacifistes du XXe siècle en se concentrant sur les luttes pour lesquelles l’objectif visé était un changement de régime avec au minimum 1000 personnes impliquées et de véritables stratégies mises en place. Elles ont pu identifier 323 conflits correspondant à cette définition, qu’elles ont soumis à l’évaluation de nombreux experts pour déterminer l’efficacité des stratégies de lutte. Ce qu’elles ont découvert les a presque choquées tant c’était contre-intuitif :
Les luttes pacifistes permettent d’obtenir gain de cause dans 53% des cas contre 26% dans le cas de conflits violents. Les stratégies violentes, au contraire, échouent dans 60% des cas contre 20% pour les révolutions non-violentes. Les révolutions pacifistes sont donc bien plus efficaces que les révolutions violentes.
Bien sûr, dans certains cas, la violence fonctionne. On l’a vu, les révolutions les plus connues furent violentes. Mais sur le long terme, qu’est-ce que ça crée comme société ?
Tout d’abord et sans surprise, les révolutions violentes font bien plus de morts. Par ailleurs, dans les 5 ans qui suivent une révolution violente, la démocratie n’a que 50% de chance d’advenir. Si la révolution a été non-violente, les chances de voir la démocratie s’installer sont de 95%. Et il suffit de voir ce qui s’est passé en France après 1789, en Russie après 1917 ou à Cuba depuis les années 60 pour s’en convaincre.
De plus, les révolutions violentes donnent lieu, dans 43% des cas, à une guerre civile dans les 10 ans qui suivent leur éclatement. Dans le cas de révolutions non-violentes, cela ne se produit que dans 28% des cas.
En d’autres termes, les révolutions non-violentes permettent d’aboutir à la mise en place d’un régime plus démocratique et moins violent. Quand on gagne par la violence, on gouverne par la violence.
Pourquoi ça marche mieux, la non-violence ?
La force du nombre
Quand on adopte une stratégie non-violente, on a plus de chance de réunir de nombreuses personnes autour de soi, or le pouvoir du nombre, c’est justement ce qui fait qu’une lutte aboutit. D’où la volonté des gouvernements de diaboliser les mouvements sociaux pour que la population s’en désolidarise.
La violence n’attire pas les foules. D’abord parce que pour la lutte armée, il faut être préparé, entraîné et peu de civils sont enclins à participer à une entreprise militaire. Ensuite, quand on entre en conflit armé, c’est une lutte permanente, on ne peut pas se battre le jour et rentrer tranquillement chez soi le soir. Or, beaucoup de gens ne sont pas prêts à passer 3 semaines cachés dans des caves ou le maquis au péril de leur vie.
Enfin, très peu de personnes sont enclines à utiliser la violence, même contre des ennemis. Une étude évoquée par Erica Chenoweth démontre que dans l’armée, la plupart des soldats n’aime pas tirer sur l’ennemi, ceux qui tuent facilement sont rares et sont soit des héros nationaux (ils agissent pour sauver leur patrie et sont convaincus de faire le bien) soit des psychopathes. Autant dire que ça ne court pas les rues. Et c’est très bien comme ça.
La défection des forces de sécurité
Lorsque les révolutionnaires sont non-armés, les forces de sécurité sont plus enclines à baisser leurs armes car elles ont moins peur. On oublie que les forces de l’ordre sont souvent bien moins nombreuses que les manifestants, ils ont donc de bonnes raisons d’avoir peur. Ainsi, quand 1,5% de la population est impliquée dans une lutte, dans le cas de conflits violents, il n’y a jamais défection. Dans le cas de conflits pacifiques, la défection atteint plus de 50% des cas.
On a tous en tête la photo prise par Riboud le 21 octobre 1967 lors d’une marche vers le Pentagone, sur laquelle on voit cette jeune fille s’approchant des forces de l’ordre pour glisser une fleur dans le canon d’un fusil. Si elle avait été agressive à leur égard, la portée symbolique de son acte aurait été bien différente et on ne s’en souviendrait peut-être pas aujourd’hui.
De plus, pour les forces armées, combattre des personnes violentes est facile à justifier auprès de sa conscience, de ses proches, de l’opinion publique. En revanche, combattre et violenter des civils innocents et désarmés, c’est une chose avec laquelle il est beaucoup plus difficile de vivre. Quand on rentre chez soi le soir après avoir frappé, gazé ou tiré sur des pacifistes, comment être en paix avec soi-même, comment le justifier auprès de sa femme et de ses enfants ? On peut, pendant un temps, se persuader qu’on est du bon côté, mais sur la durée c’est dur à tenir. Avec le temps, de plus en plus démissionnent ou se mettent en arrêt pour ne plus avoir à commettre ces crimes.
L’absence de besoin financier
Pour mener une lutte armée, il faut de l’argent, des armes et donc un soutien extérieur. Les conflits pacifiques, eux, n’en ont pas besoin car le succès de ces révoltes ne repose pas sur des ressources matériels mais sur le nombre de manifestants, sur leur courage et leur ingéniosité.
D’ailleurs, dans son livre Comment faire tomber un dictateur quand on est seul, tout petit et sans armes, Srdja Popovic en apporte la preuve, lui qui a fait tomber Milosevic en Serbie grâce à la lutte non-violente et qui a depuis conseillé nombre de révolutionnaires partout dans le monde. Grand admirateur des Monthy Python et de Tolkien, il explique que l’humour et un peu de stratégie sont les meilleurs atouts pour lancer rapidement un mouvement révolutionnaire. Il estime aussi qu’un hobbit, si petit et désarmé soit-il, peut toujours vaincre le mal et changer le monde s’il possède un peu de courage et de stratégie.
Attaquer les points faibles, pas les points forts
Les luttes armées sont faciles à réprimer, tout simplement parce que les forces utilisées sont les mêmes que celles de l’ennemi qui sait donc comment les combattre. Quand on ne se sert pas de la violence, on utilise la créativité, la débrouillardise et l’humour, des choses dont sont souvent dépourvues les dictateurs et qu’ils ne savent pas comment gérer. Comment réprimer des caricatures, des blagues, des journaux clandestins, la création de monnaies locales déconnectées du système financier, des actions symboliques comme le décrochage de portraits, des manifestations spontanées et festives ou encore le boycott ? Il s’agit d’être là où on ne vous attend pas, avec des armes contre lesquelles on ne peut rien, ou pas grand chose.
Ainsi, en Pologne sous la dictature, le régime avait interdit la possession de machine d’imprimerie pour empêcher les résistants d’imprimer leurs journaux clandestins. Les polonais ont alors récupéré des pelures d’oignons qu’ils transformaient en papier en les pressant grâce à des rouleaux, ils utilisaient ensuite du charbon pour écrire. Que pouvait faire le régime ? Interdire les oignons et le charbon ?
En Serbie, en 1998, le mouvement Otpor fondé par Srdja Popovic a unifié la société serbe contre Milosevic en organisant des concerts punks illégaux ou encore des lâchers de volailles dans les rues avec la tête ornée de fleurs blanches rappelant celles que portaient l’épouse de Milosevic. L’objectif était de ridiculiser l’adversaire et de s’attirer le soutien du peuple en organisant des évènements hype auxquels tout le monde avait envie de participer. Malgré la forte répression, en peu de temps, une majorité de la population les soutenait. En octobre 2000, Milosevic tombait et Otpor est considéré comme un acteur majeur de cette chute.
Aux Etats-Unis en 1955, alors que la ségrégation faisait rage, Rosa Parks, jeune couturière noire qui avait été formée à la non-violence, refusa de céder sa place à un Blanc dans le bus. Elle a simplement dit non, refusant d’obtempérer à un ordre injuste et absurde. Elle a bien sûr été frappée et arrêtée, on pourrait donc croire qu’elle a perdu, pourtant son geste a redonné de l’espoir, de la force et du courage à tout un peuple, ce qui donna lieu à la grève des bus de Montgomery qui se perpétua durant 13 mois. Les autorités, inquiètes du scandale et des pertes financières que cela engendrait, acceptèrent finalement de changer peu à peu les lois. Ce geste de Rosa Parks inspira également Martin Luther King qui devint le chef de file du Mouvement des Droits Civiques. Un petit geste courageux peut donc vraiment tout changer.
En 1930, en Inde, pour obtenir l’indépendance de façon pacifique, Gandhi a entamé une marche à pied de 300 kilomètres, suivi par une foule de pèlerins, depuis son monastère au nord du pays jusqu’à Jalalpur, au bord de l’océan indien. Gandhi s’avance dans l’eau pour recueillir de l’eau et donc du sel. Un geste loin d’être anodin car ce faisant, il encourage son peuple à violer un monopole d’État, monopole obligeant les indiens à payer un impôt sur le sel et leur interdisant d’en récolter. Des milliers de personnes l’imitent et le mouvement se répand dans tout le pays. Les anglais font arrêter plus de 60 000 personnes qui, fidèles aux préceptes de Gandhi, n’opposent aucune résistance. Gandhi est arrêté le 4 mai 1930 et passe 9 mois en prison, jusqu’à ce que le vice-roi, reconnaissant son impuissance à faire respecter la loi, donne aux Indiens le droit de collecter eux-mêmes le sel. Gandhi avait gagné une bataille.
Et quand ça semble perdu d’avance ?
Quand le pouvoir en place est violent à l’extrême, le combat peut sembler perdu d’avance et la peur peut nous faire reculer, voire même nous décourager d’essayer. Pourtant, le plus souvent, avec de l’unité, de la patience, de l’espoir et de la persévérance, on finit par faire tomber le dictateur.
Au Chili dans les années 70, l’arrivée au pouvoir de Pinochet s’est traduit par l’assassinat de millions d’opposants et une répression telle qu’il était presque impossible de résister. Pourtant, la lutte fut longue et féroce, mais Pinochet a bien été écarté du pouvoir après 16 ans d’une dictature sanguinaire (merci les USA et leur Chicago boys). Et pour y parvenir, les résistants ont mis en place des actions qui, bien que semblant dérisoires, ont permis à tous de rester unis dans l’adversité et de réaliser à quel point ils étaient nombreux dans cette lutte. D’abord, ils n’ont jamais cessé de manifester, malgré la répression, les disparitions, la torture. Puis, tous les soirs à la même heure, les gens tapaient sur des casseroles et des poêles de sorte que toute la ville résonnait du bruit de ces ustensiles, une façon de rompre l’isolement et de rappeler au pouvoir qu’il ne pouvait rien contre ça. Les chiliens ont aussi écrit des chansons anti-régimes qu’ils entonnaient lors de manifestations, ce qui a amené le régime à interdire les chants en publics, une erreur stratégique car cela les a ridiculisés et a rallié encore plus de gens à la cause. Le sentiment d’unité que cela leur a procuré leur a permis de se sentir plus fort et de garder espoir.
Mais alors, comment se battre pacifiquement ?
Dépasser la peur
Les régimes totalitaires utilisent la violence politique pour vous museler, vous enlever vos libertés et vos moyens d’action. Ils utilisent la violence physique pour vous faire peur et vous couper toute envie de vous rebeller. Enfin, ils utilisent la violence émotionnelle pour vous démoraliser et vous donner l’impression que vous êtes seuls, faibles, impuissants.
La première des choses à faire, c’est donc de prendre conscience que tout ce fragile édifice repose uniquement sur la violence et la peur. Il s’agit de dompter sa peur, de prendre conscience qu’on n’est pas seuls (we are legion) et qu’ensemble, on peut agir. Pour cela, il faut sortir de l’ombre, repérer ses alliés et s’organiser.
Dans l’un de ses discours les plus connus, Libérez-nous de la peur, Aug San Suu Kyi, prix Nobel de la paix, chef de l’opposition birmane qui a combattu la junte militaire et ancienne chef du gouvernement birman déclare :
« Ce n’est pas le pouvoir qui corrompt, mais la peur : la peur de perdre le pouvoir pour ceux qui l’exercent, et la peur des matraques pour ceux que le pouvoir opprime. (…) Dans sa forme la plus insidieuse, la peur prend le masque du bon sens, voire de la sagesse, en condamnant comme insensés, imprudents, inefficaces ou inutiles les petits gestes quotidiens de courage qui aident à préserver respect de soi et dignité humaine. (…). Mais aucune machinerie d’État, fût-elle la plus écrasante, ne peut empêcher le courage de ressurgir encore et toujours, car la peur n’est pas l’élément naturel de l’homme civilisé. »
Savoir où on veut aller
Une fois unis et prêts à lutter, on définit un but final à atteindre. Ce but ne doit pas simplement consister à faire tomber le dictateur, il faut aussi savoir ce qu’on souhaite faire après. Par exemple : instaurer une démocratie durable. Parce que quand on fait tomber un dictateur sans avoir réfléchi à l’après, on a de fortes chances de le voir remplacé par un autre dictateur.
Une fois que l’on sait où on veut aller, il reste à définir une stratégie pour y arriver, étape par étape. Une guerre comporte plusieurs batailles. Il est vain de penser qu’une seule action d’envergure pourra suffire à faire tomber la dictature. Il faudra au contraire du temps et de l’obstination. Et pour y parvenir, il s’agira de fragiliser l’adversaire petit à petit, grâce à des batailles intermédiaires qui permettront d’affaiblir ses fondements.
Repérer les points forts et les points faibles
Tous les régimes ont des agents, des outils, des fondements sur lesquels s’appuyer. Ces piliers peuvent être des piliers économiques, civils, sécuritaires, bureaucratiques, médiatiques, etc. C’est à eux qu’il faut s’attaquer pacifiquement.
Selon où vous vous trouvez, les moyens que vous avez, le type de dictature que vous combattez, il faudra donc adapter votre stratégie. Il est à noter que quand on parle de faire tomber un dictateur, il peut aussi s’agir d’un patron despotique, d’un collègue tyrannique ou d’un membre de votre famille trop autoritaire… 🙂
A vous de voir : vaut-il mieux utiliser la résistance passive pour fragiliser l’économie par des grèves, des boycotts, des blocages ou des opérations péages gratuits, par exemple, ce qui permet de déstabiliser l’adversaire tout en s’attirant le soutien des citoyens ? Faut-il dénoncer les mensonges d’état et informer les citoyens via des canaux indépendants pour court-circuiter les médias officiels et ainsi convaincre l’opinion publique ? Passer plusieurs jours au lit et faire venir toute la presse pour encourager à prôner l’amour et la liberté plutôt que l’ordre et la sécurité ? Faut-il simplement cesser tous ensemble d’obéir à l’oppresseur, affirmer sa liberté en agissant selon ses propres règles et non celles du pouvoir ? Faut-il utiliser l’humour pour mettre en exergue la mégalomanie du dirigeant, car ridiculiser quelqu’un est le meilleur moyen d’annihiler la peur qu’il nous inspire ?
On sous-estime trop souvent l’impact des peuples sur la destinée des nations, retenant quelques noms de héros nationaux dont les citoyens lambdas ne seraient que les suiveurs. En réalité, il n’en est rien. Ce sont bien les citoyens et les choix que font chacun d’entre nous qui peuvent influencer le destin de notre pays. Nos choix changent le monde.
Bibliographie
Erica Chenoweth et Maria J. Stephan
Pouvoir de la non-violence
Gene Sharp
La force sans la violence
De la dictature à la démocratie
Srdja Popovic
Comment faire tomber un dictateur quand on est seul, tout petit et sans armes
Mark Palmer
Manuel du diplomate
Conférence de Erica Chenoweth donnée à NYC en 2012 :
https://www.youtube.com/watch?v=EHkzgDOMtYs