L’intelligence collective est inscrite dans notre ADN, c’est elle qui nous a permis de survivre et d’évoluer au fil des millénaires. Pourtant, depuis quelques siècles, une petite minorité a décidé de s’en passer et de centraliser le pouvoir entre les mains de quelques uns. Aujourd’hui, les défis majeurs auxquels nous sommes confrontés nous démontrent que ce modèle ne marche plus. Il est donc grand temps de se remettre à miser sur l’intelligence collective. Or pour émerger, l’intelligence collective a besoin de diversité et notamment de femmes.
Le plus souvent, dans les médias, quand il s’agit de réfléchir au monde d’aujourd’hui ou à la meilleure façon d’inventer celui de demain, on invite essentiellement un type de personne : des hommes blancs d’origine bourgeoise souvent âgés de plus de 50 ans.
Inventer le monde de demain… entre hommes
Ainsi, Il y a quelques mois, à la sortie du confinement, un média français affichait une Une qui n’a pas manqué de faire parler d’elle. On y voyait 4 personnes invitées à raconter le monde d’après Coronavirus ; 4 hommes blancs en costume, dont 3 aux cheveux gris. Étrangement, c’est à eux que ce journal a pensé pour parler d’avenir et nous dire ce qu’il faudrait changer.
On aurait pu penser que, par souci d’équité, on aurait choisi d’interroger 4 personnes très différentes, en terme de genre mais aussi d’origines sociales et ethniques. Après tout, nous sommes plus de 7 milliards d’êtres humains sur terre, il paraîtrait logique qu’on invente le monde de demain tous ensemble, sans exclure personne, sans se priver du point de vue de qui que ce soit. D’autant que cette crise, on l’a tous vécue et certains (qui ne se sentent sûrement pas représentés par les hommes sur cette image) bien plus durement que d’autres.
Suite à la polémique suscitée, le journal a reconnu une erreur et une maladresse mais le simple fait qu’ils aient pu publier cette image sans réaliser le problème qu’elle posait montre à quel point le système de domination est ancré dans les esprits.
Rassemblement de guerriers
D’ailleurs, ce même jour, une autre photo parue dans la presse avait elle aussi fait parler d’elle : la photo du conseil scientifique réuni pour faire face à la crise sanitaire. La légende de cette photo ? Le conseil de guerre, rien que ça. Et sur cette photo d’une grande tablée réunie à l’Élysée, que voyait-on ? 17 hommes blancs bourgeois. La légende précisait que le conseil scientifique était constitué de 6 femmes et 15 hommes, tout n’est donc pas perdu, mais on est tout de même très loin de la parité et ce n’est de toute façon pas ces femmes que le photographe a choisi de mettre en avant. Et bien sûr, c’est sans compter l’absence totale de diversité ethnique.
Valérie Masson Delmotte, paléoclimatologue, directrice de recherche au CEA et co-présidente du GIEC depuis 2015 avait réagi à ces 2 photos sur Twitter en faisant remarquer que pendant qu’en haut-lieux, les hommes blancs bourgeois cisgenres repeignaient le monde à leur image, les femmes, elles, étaient au front, permettant aux peuples de se ravitailler, de se soigner, de s’instruire. Mais d’elles, on ne tenait pas compte.
Qu’ont-ils fait de l’intelligence collective ?
Comment ces hommes pensent-ils pouvoir inventer le monde de demain avec si peu de diversité ? N’ont-ils donc rien compris au concept d’intelligence collective, cette intelligence tellement plus riche, tellement plus puissante que la plus grande des intelligences individuelles ? Car ce manque de diversité ne pose pas qu’un problème éthique et moral, il pose aussi et surtout un problème stratégique. En s’accaparant le pouvoir, ils nous empêchent de miser sur la force du collectif pour trouver des solutions.
L’intelligence collective, c’est quoi ?
« L’intelligence collective désigne la capacité d’une communauté à faire converger intelligence et connaissances pour avancer vers un but commun. Elle résulte de la qualité des interactions entre ses membres. » Wikipédia
L’intelligence collective permet au groupe de produire ensemble quelque chose de nouveau qui n’aurait jamais pu voir le jour si chacun avait travaillé seul de son côté. Ce type d’intelligence apparaît dès qu’un groupe d’au moins 2 personnes poursuit un objectif commun, que ce soit un couple, une famille, un groupe d’amis, une entreprise ou toute autre forme d’organisation. Point essentiel, l’intelligence collective est plus grande que la somme des intelligences individuelles qui la composent.
Une intelligence ancestrale
L’intelligence collective existe depuis la nuit des temps et n’est pas l’apanage du genre humain. On la retrouve partout dans le monde du vivant, dans le fonctionnement même des cellules qui composent toute forme de vie comme dans l’organisation sociale de nombreuses espèces animales (les fourmis, les termites, les dauphins, les loups, etc.). Elle est indispensable à la vie.
Bien avant notre ère, les sociétés primitives avaient inventé des modes d’organisation fondées sur l’intelligence collective avec de la coopération et du soutien mutuel. Les arbres à palabres africains, les cercles de concertation sud-américains, l’agora des grecs en sont de bons exemples. Un sage les présidait mais chacun des participants pouvait participer, exprimer son point de vue, proposer des idées. Cela permettait d’aboutir à des solutions efficaces, dans lesquelles chaque membre du groupe se reconnaissait.
La mémoire transactive
Il existe également une forme de mémoire collective mise en évidence par le chercheur Daniel Wegner en 1985, alors qu’il travaillait sur la manière dont les couples se coordonnent pour résoudre un problème. Il avait remarqué que quand ils travaillaient ensemble, les couples se servaient de leur partenaire comme d’une mémoire externe annexe à la leur. Par exemple, dans le cadre d’un jeu en équipe avec différentes épreuves à passer, chaque entité du couple connaissant ses propres points forts et les domaines dans lesquels l’autre excelle, ils se partagent naturellement le travail, sans même avoir besoin de se concerter.
Pour Wegner, l’existence de ce mécanisme démontre que les membres d’un même groupe (que ce soit un couple, un binôme ou un groupe plus important) développe une forme de mémoire collective leur permettant de savoir qui connaît quoi, qui peut faire quoi et ce qu’ils sont capables de réaliser ensemble. Il a appelé ça la mémoire transactive.
Ensemble, on va plus loin
Ainsi, quand on collabore de manière efficace avec des personnes différentes de nous, chacun est en mesure de donner le meilleur de lui-même dans son domaine d’expertise en sachant que les autres feront de même dans le leur, permettant ainsi d’obtenir des résultats inatteignables seuls. Cela se vérifie dans de nombreux domaines : une équipe de sport collectif, un groupe de musique, une unité de travail, un groupe de discussion, etc.
Cela suppose bien sûr que les membres du groupe se fassent mutuellement confiance. C’est ce qu’explique très bien Audrey Saget dans ce Tedx intitulé le je(u) du nous.
Comment faire émerger l’intelligence collective ?
Communication et intelligence émotionnelle
En 2010, la psychologue Anita Woolley et son équipe à l’université de Pittsburgh ont cherché à calculer le QI d’un groupe, c’est à dire sa capacité à résoudre un problème. Pour cela, ils ont réalisé une série d’études auprès de 200 groupes de personnes soumis à différentes tâches mathématiques, créatives ou encore commerciales. Les résultats ont mis en évidence l’existence de 3 facteurs déterminant pour favoriser l’intelligence collective.
Le premier facteur, déterminant à hauteur de 43%, c’est la capacité des groupes à communiquer et à interagir : un groupe résout mieux les problèmes lorsque chacun de ses membres peut s’exprimer de manière équitable, plutôt que lorsqu’une personne centralise la parole. Le deuxième facteur déterminant à hauteur de 26%, c’est l’intelligence émotionnelle, c’est-à-dire la capacité à deviner ce que pensent ou ressentent les autres membres du groupe en observant simplement leurs regards, attitudes ou expressions faciales.
L’importance des femmes dans le groupe
Le troisième facteur d’intelligence du groupe, c’est la présence de femmes en son sein. Un facteur déterminant à hauteur de 23%. L’équipe expliquait l’existence de ce facteur par la plus grande sensibilité sociale des femmes.
Dans la lignée de cette découverte, une étude du MIT portant sur l’intelligence collective a mis en évidence le fait que l’intelligence d’un groupe est déterminé par la sensibilité aux autres (l’intelligence émotionnelle) et l’équité dans la prise de parole. Or, il se trouve que de par leur socialisation différente, les femmes ont acquis de grandes compétences dans ce domaine et sont généralement bien meilleures que les hommes dès lors qu’il s’agit de faire preuve d’intelligence émotionnelle. C’est donc dans les groupes où le nombre de femmes est le plus important que l’intelligence collective est la plus grande.
Diversité et objectivité
Emile Servan Schreiber, docteur en psychologie cognitive et spécialiste de l’intelligence collective, a synthétisé ses recherches en la matière en indiquant 4 éléments essentiels pour rendre un groupe intelligent :
1. La diversité des profils qui le composent, pour permettre aux expertises de s’additionner et aux biais cognitifs d’être annulés. Cette diversité doit concerner aussi bien les domaines d’expertise, que l’âge, le sexe, les origines sociales ou ethniques ainsi que les traits de personnalité.
2. L’indépendance d’esprit : il faut encourager les membres du groupe à exprimer leurs idées, à faire preuve d’anticonformisme et à ne pas se laisser normaliser par les modes de pensées dominants. Car c’est au contraire l’expression de points de vue opposés qui va rendre le groupe et chacun de ses membres plus intelligents.
3. La récolte d’information : il est indispensable d’effectuer un travail de terrain, d’aller à la rencontre de personnes aux profils très différents pour récolter des informations diversifiées. L’erreur serait de ne se fier qu’à sa propre intuition, son propre point de vue car notre vérité est toujours partiale et partielle.
4. Il faut pouvoir analyser objectivement les données récoltées, ce qui peut être difficile car nous avons tous de nombreux biais inconscients, d’où l’importance d’utiliser des méthodes algorithmiques et de réunir un groupe hétérogène.
L’intelligence individuelle ne détermine pas l’intelligence collective
On notera que le niveau d’intelligence de chacun des membres n’est pas considéré comme un élément essentiel de l’intelligence collective. En effet, si on réunit 10 génies autour d’un même problème, ils ne parviendront pas nécessairement à le résoudre plus facilement qu’un groupe de personnes ayant un plus faible QI. De même, si on réunit 12 excellents joueurs de basket dans une même équipe, ils n’obtiendront pas forcément de meilleurs scores que 12 joueurs moins bons.
Pourquoi ? Parce qu’un groupe intelligent, c’est avant tout un groupe composé d’individus complémentaires et capables d’interagir de manière équitable et efficace. Cinq génies incapables de s’écouter ne seront jamais capables de produire ensemble de bons résultats. De même, un génie tout seul ne fera pas mieux que 5 personnes moins intelligentes que lui mais qui uniront leurs forces et leurs expertises plurielles.
Tout ceci semble logique, pourtant dans les systèmes pyramidaux en vigueur dans la plupart des entreprises et institutions, non seulement la diversité des profils est bien souvent inexistante mais de toute façon, nombre de décisionnaires décident seuls et considèrent leurs collaborateurs comme de simples exécutants.
Les risques de l’absence de diversité
Et cela n’est pas sans danger. Dans une interview donnée à Madame Figaro, Emile Servan Schreiber citait 2 exemples pour illustrer les risques induits par l’absence de diversité.
Il prenait d’abord l’exemple du professeur Michel Ferrari, dirigeant de l’Observatoire Skema de la féminisation des entreprises. Celui-ci avait imaginé un portefeuille boursier nommé le Femina réunissant 15 sociétés du CAC 40 dont au moins 35% des managers sont des femmes. Entre 2006 et 2016, ce portefeuille a gagné 60%. Dans le même temps, le CAC 40 dans son ensemble (incluant donc les 25 sociétés où les femmes représentaient moins de 35% des managers) perdait 4% ! Preuve, s’il en est, de l’importance de faire appel à l’expertise des femmes.
Il citait également une analyse de la Havard Business Review qui partait du principe que dans une entreprise, l’inverse de l’intelligence collective, c’est l’ego du patron puisque plus il a une haute opinion de lui-même, moins il est enclin à demander conseil à autrui. Pour mesurer l’ego du patron, il suffit de se référer à la taille de sa signature : plus elle est grande, plus l’ego est protubérant. Partant de ce principe, ils ont comparé la taille de la signature des patrons et la performance de leur entreprise sur les marchés financiers. Résultat : plus la signature est grande, moins l’entreprise est performante. Édifiant, non ?
Une question de bon sens
En prenant des décisions seul.e.s ou avec des gens qui pensent exactement comme nous, on augmente les risques d’erreur puisqu’on n’a qu’un seul angle de vue. On ne peut donc pas appréhender le problème dans toute sa complexité. Par ailleurs, nos biais nous amèneront à répéter sans cesse les mêmes raisonnements, à reproduire les mêmes fautes et à recourir au même panel de solutions, quand bien même il ne fonctionne pas.
Malheureusement les réflexes de classe et le système patriarcal omniprésent dans notre société empêche toute évolution de ce mode d’organisation. Même lorsque les dirigeants admettent qu’ils ont besoin de renouveau, ils semblent incapables d’innover ou de s’ouvrir à plus de diversité et retombent sans cesse dans les mêmes écueils, se tournant encore et toujours vers des gens comme eux.
Conséquence, à l’heure où l’on n’a jamais eu autant besoin de renouveau pour faire face aux défis du monde de demain, la concentration du pouvoir décisionnel entre les mains de quelques individus pensant de la même manière n’a jamais été aussi importante. Et ces dirigeants n’écoutent personne.
Les jeunes générations changeront-elles la donne ?
On ne peut pas compter sur ceux qui ont créé les problèmes pour les résoudre, disait Einstein. Il faut donc de nouvelles personnes et de nouveaux modes d’organisation pour inventer le monde de demain. Et ça tombe bien, c’est précisément ce à quoi aspirent les nouvelles générations.
La génération Z et la collaboration
En 2019, une étude menée par le cabinet Mazars et l’institut de sondage Opinion Way a cherché à comprendre les attentes de la génération Z et leur vision de l’entreprise de demain. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’ils ne plébiscitent pas le vieux modèle pyramidal : 79% d’entre eux ne veulent plus d’organisation verticale des entreprises. Ils souhaitent être informés, impliqués et considérés d’égal à égal par leurs supérieurs. Ils sont également 42% à souhaiter participer aux décisions stratégiques, contre 36% de la génération précédente.
Pour eux, une entreprise doit proposer un espace de travail créateur de lien social, permettant des échanges et des interactions au sein d’une atmosphère agréable. Sans surprise, ils ne sont donc que 4% à souhaiter travailler pour une entreprise du CAC40.
Une inquiétude légitime
Mais ce qui pousse les jeunes générations à s’opposer à ce vieux modèle et à ses tenanciers, c’est surtout la peur légitime qu’ils ont de l’avenir et le constat amer qui s’impose : ceux qui nous gouvernent n’ont aucune intention d’œuvrer pour leur offrir un avenir décent sur une planète préservée. Ils ont au contraire l’intention de conserver le pouvoir et de s’en servir pour s’enrichir toujours plus, au détriment de 99% de la population mondiale.
Pour s’en convaincre, il suffit de voir le mépris affiché avec lequel on traite Greta Thunberg sur les plateaux TV ou Camille Etienne à l’université d’été du Medef. Partout, les dominants font la sourde oreille et freinent des 2 pieds pour ne surtout pas faire évoluer leur vieux monde dépassé. Ils n’ont manifestement aucune intention de changer, il va donc falloir les y obliger.
L’uniformité est le problème
Car pour l’heure, ils sont le problème. Ils l’ont créé et ils l’entretiennent. Parce qu’ils ne pensent qu’entre eux, ne vivent qu’entre eux, ne s’estiment qu’entre eux et n’œuvrent que pour eux-mêmes, ils sont la plus grande épine dans le pied de l’humanité.
Espérons que l’ampleur des défis à relever, qu’ils soient d’ordre écologique, sanitaire, sociaux ou économique, et l’incapacité de nos dirigeants (qu’ils soient politiques ou PDG) à y faire face, les oblige in fine à passer le relai. À s’en remettre enfin à l’intelligence des peuples, bien plus grande que la leur, bien plus grande que celle des machines sur lesquelles ils misent beaucoup trop et depuis trop longtemps.
Non, le progrès technique et l’intelligence artificielle ne nous sauveront pas. Nous, en revanche, pouvons nous sauver nous-mêmes, à condition d’unir nos forces et nos intelligences. Aide-toi et le ciel t’aidera, dit le proverbe.
Misons sur l’intelligence collective. Faisons confiance à l’humain plutôt qu’aux machines. Donnons de la voie à ceux qui n’ont jamais la parole et qui ont pourtant plein de choses brillantes à dire. Collaborons, échangeons, coopérons pour trouver de vrais solutions d’avenir qui servent le plus grand nombre.
Sources :
https://www.cerveauetpsycho.fr/sd/psychologie-sociale/quand-lintelligence-vient-aux-groupes-9093.php
https://www.pourlascience.fr/theme/intelligence/quand-lintelligence-vient-aux-groupes-9093.php
https://blogs.mediapart.fr/vivre-est-un-village/blog/231118/emile-servan-schreiber-specialiste-de-l-intelligence-collective
https://madame.lefigaro.fr/business/les-groupes-majoritairement-feminins-sont-plus-intelligents-que-l-090119-162981
https://online.mazars.fr/etude-gen-z