» Un lama tibétain m’a dit un jour, Enseigner quelque chose de raisonnable aux gens, ils baillent ou s’en vont. Racontez-leur des fables, ils vous écoutent bouche bée, fascinés. Mais je n’ai pas l’intention de vous raconter des fables. »

Au Tibet, les croyances sont complexes et le peuple mélange volontiers bouddhisme, hindouisme et chamanisme. Il semble donc tout à fait normal de croiser, au hasard de ses pérégrinations, des esprits aux formes très variées et aux intentions plus ou moins bienveillantes. On peut aussi, paraît-il, assister à des phénomènes qui semblent magiques aux occidentaux mais ne sont rien de tout ça aux yeux des tibétains.

Dans une série d’entretiens radiophoniques donnés à la RTBF en 1954 et 1995, Alexandra David-Néel alors âgée de 88 ans évoque ce Tibet magique qu’elle a parcouru en tous sens et en toutes saisons.

« Quand on parle des phénomènes observés au Tibet, on entend bien sûr des phénomènes extraordinaires ou anormaux, qui contredisent ou qui violent les lois naturelles. Mais après tout, qu’est-ce que nous savons des lois naturelles ? Sommes-nous parfaitement instruits de toutes les lois naturelles et est-ce que nous connaissons tous les effets que nous pouvons obtenir en combinant les lois naturelles ? Voilà ce qu’un tibétain instruit vous dirait s’il était ici.

Moi qui ne suis pas tibétaine mais qui ai vécu longtemps parmi eux et les connais bien, je puis vous dire que quoi que ce soit que vous puissiez considérer comme extraordinaire ou anormal ne paraît rien de tout cela à un tibétain. S’il assiste à un phénomène inhabituel, qu’il n’a encore jamais vu, il exprime de la surprise ou de l’étonnement, se disant « tiens, voilà quelque chose de bien fait, d’habilement fait ». Un magicien qui produira devant un tibétain un phénomène sera considéré comme un homme très savant, jamais comme un être manigançant des forces surnaturelles.

Le tibétain pense au fond de lui-même que tout ce qui se conçoit peut être réalisé, matérialisé. Si on peut conceptualiser la marche sur l’eau, c’est que la marche sur l’eau est possible, il suffit de savoir s’y prendre. On ne parle pas de phénomènes surnaturels, mais de faits qui arrivent moins souvent que les autres. » 

Télépathie et ubiquité

« La télépathie joue au Tibet un rôle analogue à la télégraphie chez nous. Nous parlons d’ondes, eux disent « envoyer un message sur le vent.» Les tibétains croient que les images peuvent tout aussi bien que les pensées se transmettre sur le vent. Certains d’entre eux qui avaient connaissance de la radio et de la télévision m’ont dit à ce sujet «vous autres étrangers, avez besoin d’appareils compliqués pour produire ces effets, chez nous, il y a des hommes qui peuvent produire les mêmes effets sans l’aide d’aucun appareil». 

J’ai tenté, avec un certain succès, de communiquer en pensée à distance. Je vous dirai aussi que j’ai vu des gens à des endroits où ils n’étaient pas. Ainsi, je séjournais dans un petit monastère, j’habitais une tente plantée dans une vaste cour, à quelque distance du temple où vivait un lama qui passait pour être magicien. Il venait fréquemment l’après-midi s’asseoir dans ma tente, boire le thé. Les domestiques logeaient à l’autre bout de la cour, près de la pièce qui me servait de cuisine.

Une après-midi, j’étais allée dans cette cuisine, j’étais sortie et je marchais vers ma tente avec le cuisinier qui était à coté de moi. Les rideaux de ma tente étaient grands ouverts, je vis distinctement le lama assis sur une chaise près de ma table qui paraissait m’attendre. Le cuisinier vit le lama aussi distinctement que moi. Il partit chercher du thé pour nous l’apporter et je continuais vers la tente. Soudain, je vis une sorte de mince rideau de brume s’ouvrir à l’entrée de ma tente, et puis, je ne vis plus le lama. J’entrai dans la tente, il n’y avait personne.

Le cuisinier arriva avec le thé et se montra étonné en ne voyant pas le lama. Je ne voulais pas l’effrayer alors je lui dis que le lama n’avait pas eu le temps de rester. Renseignement pris adroitement auprès des serviteurs du lama, il n’avait pas quitté sa chambre.

Quand on a vécu longtemps parmi les paysages étranges du Tibet et fréquenté quelques uns des personnages étranges qui y habitent, on se sent porté à ne douter de rien ou à douter de tout, de ce qu’on voit, de ce qu’on sent, de ce qu’on entend, de tout ce que nos sens nous rapportent. Y a t’il une vérité derrière  les images que nous voyons, derrière le panorama du monde ? »

Objets vivants, démons et génies

« Les tibétains sont beaucoup moins portés que les occidentaux à anthropomorphiser les esprits. Lorsque nous disons une naïade, un sylphe, nous nous représentons une forme humaine. Il n’en va pas forcément ainsi chez les tibétains. Un lac, une montagne, un arbre peuvent être eux-mêmes des déités, il n’y a pas besoin de leur adjoindre une autre forme.

Ainsi, ils sont honorés sous leur forme propre, on les croit conscients, capables de manifester des sentiments qui produisent des effets matériels. On raconte par exemple que des lacs, soit par colère, soit par simple méchanceté, débordent de leur lit et forment une vague qui saisit et précipite au fond de l’eau les gens qui passent sur leur rive.

J’ai été prise dans une panique de ce genre, je côtoyais avec mes porteurs un lac de haute-montagne, à la frontière tibéto-himalayenne, un coup de vent subit enfla les vagues du lac, le vent poussait ces vagues dans notre direction, ce qui pouvait créer une sorte d’illusion. Mes porteurs se sont mis à hurler « le lac nous poursuit, le lac nous poursuit. » Ils jetèrent les caisses et les ballots par terre. Il me fallut user de mon statut de d’ermite contemplative pour les calmer et les persuader que moi présente, le lac ne pouvait leur faire aucun mal.

Les objets naturels, lacs, rocs, sont donc considérés comme des personnes vivantes, avec des sentiments propres, des volontés propres, et qui manifestent leurs sentiments et leurs volontés par des actes. Il y aurait, dit-on, des rocs anthropophages. On croit que ces rocs sont le garde-manger des démons. Ou bien que le roc happe simplement les individus à leur passage, les enferme en lui et les digère à loisir. Les indigènes racontent qu’on voit parfois sortir d’un rocher un pied, une main, un morceau d’un corps trop volumineux pour être incorporé tout entier. Un ermite que j’ai bien connu m’a raconté avoir vu ça.

Tout cela semble absurde et nous fait rire chez nous où routes et paysages sont éclairés pendant la nuit par des lampes électriques et où nous sommes entourés de voisins, mais cela prend un autre aspect dans les solitudes tibétaines du genre de celles que j’ai parcourues. »