Vénus s’épilait-elle la chatte c’est un podcast qui déconstruit l’histoire de l’art sous un angle féministe et inclusif. Dedans, Julie Beauzac s’interroge : pourquoi les statues grecques n’ont pas de poils ? Pourquoi les musées sont remplis de femmes nues à côté d’hommes habillés ? Pourquoi les grands génies sont tous des hommes ? Ou encore, pourquoi Frida Kahlo, artiste racisée, handicapée, bisexuelle et anticapitaliste est devenue une icône aseptisée qu’on voit partout sans que personne ou presque ne connaisse sa vie et ses tableaux ?
Après le succès de la première saison de son podcast, Julie lance une campagne Ulule pour l’aider à financer une 2ème saison. Pour cela, elle a créé l’agenda Malpoli avec son amie Anne-Lise Bouyer, un agenda beau, pratique, déconstruit, avec des analyses d’œuvres écrites par Julie et plein de réflexions en lien avec les interrogations du podcast. Vous pouvez participer au financement et retrouver toutes les informations concernant cette campagne ici.
Nous avons également eu le bonheur de discuter avec Julie qui nous a racontées l’histoire de son podcast, sa vision de l’histoire de l’art et les raisons pour lesquelles elle estime indispensable de faire évoluer les mentalités dans ce milieu par trop conservateur.
Brunhilde : Julie, comment est née l’idée de ce podcast ?
Julie : Il n’y a pas vraiment eu de déclic. Il y a toujours ce mythe de la révélation mais pour moi ça ne s’est pas passé comme ça. J’ai fait des études d’arts appliqués puis d’histoire de l’art à l’école du Louvre. Je ne viens pas du tout d’un milieu bourgeois, je suis issue de la classe moyenne, banlieue parisienne, avec des parents travaillant à l’hôpital public donc le simple fait d’aller à l’école du Louvre c’était un peu une anomalie. Du coup, je m’en suis pris plein la figure parce que je ne maîtrisais pas du tout les codes aristo et que j’étais considérée comme une plouc. J’ai appris plein de choses mais ce n’était pas une expérience géniale.
Après mes études j’ai trouvé un job dans une galerie. Sur le papier, c’était le job de mes rêves, sauf que je me suis fait trop mal traitée. J’étais une jeune femme de 25 ans qui bossait pour des vieux gars et du coup je servais un peu de pot de fleurs. J’ai subi du classisme, du sexisme, j’étais mal payée, on m’avait embauchée pour faire de la recherche et je ne faisais que de la représentation. Bref, j’étais malheureuse. Au bout de 2 ans, j’ai réalisé que soit je démissionnais, soit je faisais un burn-out. Heureusement pour moi, j’ai un instinct de conservation assez bien développé donc je suis partie. À partir de là, j’ai décidé de ne faire que des jobs alimentaires. Quitte à être mal payée, autant faire des jobs que je ne ramène pas à la maison, dans lesquels on me fout la paix et qui me laissent le temps de vivre.
J’étais tellement dégoutée du milieu de l’art que je n’ai plus mis les pieds dans un musée pendant longtemps. J’ai aussi quitté Paris pour Berlin, ce qui m’a fait énormément de bien. Je ne m’en rendais pas compte mais j’étouffais dans le milieu parisien où tout est très codifié. À Berlin, c’est beaucoup moins snob, tu peux sortir cul nu dans la rue, tout le monde s’en fout. Les gens se prennent moins au sérieux et il y a un vrai sentiment de liberté.
Peu à peu, je suis retournée dans les musées. S’il y a eu un déclic qui m’a amenée à faire ce podcast, c’était à Munich, à la pinacothèque des Modernes. Cela faisait un moment que je me disais qu’il y avait des trucs bizarres mais j’arrivais pas forcément à mettre les mots dessus, et là, je suis tombée sur un tableau de Ernst Kirchner, un peintre que j’adore, qui s’appelle L’école de danse.
L’école de danse, de Ernst Kirchner, 1914
J’ai passé 5 minutes à m’extasier devant avant de me rendre compte qu’il y avait un truc qui n’allait pas. En fait, sur ce tableau, il y a un prof, mec, qui est habillé et 2 élèves, meufs, qui sont à poils. Et je me suis dit mais pourquoi ces femmes sont à poil ? Ça n’a aucun sens. J’ai gardé ça en tête pendant tout le reste de la visite et je suis tombée sur d’autres œuvres tout aussi problématiques, comme une œuvre de Max Beckmann représentant une femme dont tu ne sais pas pourquoi elle a les seins à l’air. Et ce musée, la pinacothèque des modernes, c’est vraiment un nid de chefs d’œuvre sexistes.
Femme à la Mandoline en rouge et jaune, Max Beckmann, 1918
J’ai commencé à prendre des photos de toutes ces œuvres un peu bizarres et franchement sexistes. Je ne savais pas ce que j’allais en faire mais je les gardais parce que ça m’intriguait. Quand j’ai commencé à avoir pas mal de matière je me suis dit quand-même, pourquoi on n’en parle pas ?? En creusant le sujet, j’ai découvert qu’il y avait eu quelques travaux sur ce sujet mais surtout en langue anglaise, avec notamment Linda Nochlin, la Queen de l’histoire de l’art féministe, qui a beaucoup écrit dans les années 70. Mais ses livres ne sont pas tous traduits et ce n’est pas très connu du grand public.
Pour moi il y avait une forme d’urgence à parler de ça, mais d’une façon accessible et vulgarisatrice donc j’ai eu envie d’écrire un livre. Un livre en français, parce qu’en France on est très arrogant, on a l’impression que notre culture rayonne sur le monde entier et cette culture devient un prétexte pour asseoir toutes les formes de domination. J’en ai parlé avec mon amie Anne-Lise, qui est aujourd’hui la chef de projet de Vénus et qui a vraiment été là depuis le début. En fait elle a tellement été là depuis le début que le podcast, c’est son idée. Quand je lui ai parlé d’écrire un livre, elle m’a gentiment dit que ça allait être compliqué. Pour elle, j’allais m’épuiser sur ce projet pendant 2 ans, tout ça pour ne jamais le voir publier. Bref, elle m’a dit « t’emmerdes pas avec ça, fais un podcast » et je me suis dit que c’était une idée de génie ! Voilà comment Vénus est née.
B : L’objectif de ce podcast, c’est quoi ?
J : Il y a 2 objectifs différents qui pour moi vont ensemble. D’abord, je veux montrer que l’histoire de l’art n’est pas neutre puisqu’elle a été écrite par et pour les vainqueurs. Il me semble que c’est Alice Coffin qui disait dans La Poudre que la neutralité, c’est la subjectivité des dominants. C’est tout à fait vrai. Par exemple, sous l’ancien régime, une immense partie de la production artistique était commandée par les rois ou les aristocrates donc ce qui en ressort ne peut pas être neutre.
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L’autre problème, c’est la question du male gaze qui est omniprésent dans l’art parce que, pour plein de raisons économiques, sociales ou juridiques, les femmes n’ont longtemps pas pu être artistes. Pendant plusieurs siècles, dans la bonne société, elles recevaient une éducation artistique pour être de bonnes épouses mais il n’était jamais question d’en faire un métier et encore moins une source de revenus qui auraient pu les rendre indépendantes. Elles ne pouvaient donc tout simplement pas être artistes. Il y a ce mythe de la redécouverte, on s’imagine qu’on va redécouvrir des centaines de femmes artistes mais en réalité, il y en a eu très peu. Pas parce qu’elles avaient moins de talent mais parce qu’on ne les a jamais laissées l’exprimer.
C’est pour ça que celles qui ont malgré tout réussi à devenir artistes, comme Elisabetta Sirani, Artemisia Gentileschi, Lavinia Fontana ou Sophonisba Anguissola, sont d’autant plus badass, parce qu’elles ont dû se battre contre un système qui, à tous les niveaux, leur maintenait la tête sous l’eau. D’ailleurs, les rares qui ont pu devenir artistes avaient soit un capital financier, soit un père artiste qui les encourageait et les formait. Souvent, elles avaient même les 2.
Judith décapitant Holopherne, Artemisia Gentileschi, 1620
B : Et même quand elles avaient la chance d’avoir un père pour les former, il fallait encore que leur mari accepte leur statut de peintre.
J : Exactement. Il y a notamment l’exemple de Maria Cosway, une peintresse hyper talentueuse et promise à un brillant avenir. Sauf que son mari n’avait pas envie qu’elle continue donc après son mariage, elle a cessé toute production. Elle a juste laissé un autoportrait testament sur lequel elle a les bras croisés, elle ne s’est donc pas du tout représentée en artiste.
Autoportrait, Maria Cosway
L’autre élément important, c’est qu’on n’a pas forcément gardé de traces de leurs œuvres ou de leur vie. Quand on en a, c’est souvent parce qu’elles ont pris la peine d’en laisser. Par exemple, concernant Elisabetta Sirani, une peintresse du 17e siècle, sa vie est très bien documentée parce qu’elle a tenu un journal précis et détaillé de tout ce qu’elle faisait. C’est grâce à ça qu’aujourd’hui elle est très connue des conservateurs et qu’on a pu faire des expositions sur elle. Mais sinon, les archives ont été faites en majorité par les dominants qui ne trouvaient pas forcément utiles de recenser les femmes artistes.
Moïse sauvé des eaux, Elisabetta Sirani
B : En musique, on a analysé le fait qu’un même morceau n’est pas perçu pareil par les auditeurs selon qu’on leur dit qu’il a été composé par un homme ou par une femme. Est-ce que tu penses qu’en matière d’art pictural, le même phénomène pourrait s’observer ?
J : Je ne sais pas, il faudrait expérimenter ça. Ce que je sais c’est que comme on ignore toutes les difficultés qu’ont eues les femmes artistes, on a tendance à les enfermer dans des projections contemporaines. C’est ce que je raconte dans l’épisode sur les autoportraits à propos d’Elisabeth Vigée Lebrun, la peintresse officielle de Marie-Antoinette.
Marie-Antoinette et ses enfants, Elisabeth Vigée Lebrun, 1787
Pendant longtemps j’ai pensé que c’était un peu gentillet, ses tableaux, parce qu’elle se représentait de façon très douce, très tendre, avec sa petite fille elle aussi très douce, et tout ça faisait un peu niais. Or quand Frances Borzello m’en a parlé avec sa grille de lecture à elle, ses connaissances à elles dans l’épisode sur les autoportraits, je me suis rendue compte que c’était tout sauf niais.
Elle vivait dans un contexte ou ce qu’on valorisait chez les femmes c’était la maternité, du coup elle se représentait avec sa fille, parce que c’est ce qu’on attendait d’elle. Mais elle se représentait ainsi en citant Raphaël ou Rubens, en faisant des allusions qu’on ne comprend pas parce qu’on arrive 3 siècles trop tard mais que les gens d’alors comprenaient de façon évidente. Donc elle se pliait aux injonctions de son époque tout en se signalant comme une artiste majeure qui marchait dans les pas de Raphaël. J’ai fait 6 ans d’études en histoire de l’art mais on ne m’avait jamais parlé de ça, du coup j’étais passée à côté d’une grande artiste !
Elisabeth Vigée Lebrun et sa fille, 1786
B : Ton podcast n’est pas seulement féministe, tu as aussi consacré un épisode au racisme dans l’art, est-ce que pour toi, toutes les formes de domination sont liées ?
J : Bien sûr ! Les différentes formes de dominations vont ensemble et se nourrissent. Elles fonctionnent main dans la main et sont toujours au profit de l’homme blanc, cis, qu’on voit partout et qui est considéré comme la neutralité. Je ne peux pas faire autant d’épisodes sur le racisme que sur le sexisme parce que je ne suis pas concernée donc je ne suis pas forcément la mieux placée, mais le but c’est vraiment de parler des dominations en règle générale.
D’ailleurs je n’ai pas encore trouvé d’invités potentiels mais il y a un épisode que j’ai en tête depuis longtemps, sur les représentations des personnes handicapés par Vélasquez à la cour espagnole. Il a peint ce qu’on appelait des bouffons, c’est-à-dire des personnes de petites tailles, des femmes à barbe ou des personnes avec des difformités qui étaient là pour divertir la cour.
Le bouffon Diego de Acedo, par Vélasquez, 1645
Or, ces personnes-là ont rarement été visibles dans l’histoire de l’art et quand elles l’étaient, c’était souvent de manière caricaturale. Ce que je trouve très intéressant avec les portraits de Vélasquez c’est qu’il les a représentés comme des individus, dans toute leur humanité. C’était au XVIIe siècle et à ma connaissance, il n’y a pas d’équivalent à l’époque.
En fait, j’aimerais faire un épisode qui montre comment l’histoire de l’art a été une entreprise de normalisation des corps.
B : D’ailleurs, il suffit de regarder les représentations des corps féminins à travers l’histoire de l’art pour savoir quels étaient les critères de beauté féminine en vigueur à chaque époque.
J : Exactement. Et ça permet de se rendre compte que nos critères contemporains de maigreur n’ont pas toujours existé. C’est très récent, ça date des années 70. Quand on voit des tableaux du début du 20e siècle, comme Les baigneuses de Cézanne, c’est encore des femmes bien en chair.
Les baigneuses, Paul Cézanne, 1895
B : Et derrière ces critères de beauté, il y a aussi de la politique. On aimait les femmes plutôt en chair parce que c’était un signe de richesse. Quand on était maigre, c’est qu’on était pauvre. Les modes ont souvent eu une dimension politique.
J : Oui, d’ailleurs ça me rappelle un post que j’avais fait il y a très longtemps, à propos du portrait d’un monsieur très poudré, dans lequel j’expliquais qu’il y avait tout un enjeu de paraître : quand on était puissant il fallait non seulement être très blanc mais en plus les nobles se dessinaient des veines bleues, pour montrer qu’ils avaient le sang bleu. Alors forcément, ça nous paraît ridicule de nos jours mais en fait c’est juste du classisme comme il y en a encore beaucoup.
B : Justement, est-ce que le classisme est un sujet facile à traiter dans l’histoire de l’art ?
J : J’aimerais beaucoup faire un épisode là-dessus mais il faudrait resserrer l’angle parce que l’art, c’est quand-même l’un des domaines culturels les plus destinés aux privilégiés, donc du classisme, il y en a partout. Mais j’aimerais par exemple traiter de la représentation des pauvres dans l’art, quasi inexistante jusqu’au 18e puisque les commanditaires étaient des puissants. C’est la révolution française qui marque une rupture. Après, on commence à voir une diversité dans les personnes représentées et dans les peintres eux-mêmes qui peuvent être issus de milieux plus modestes. C’est quelque chose qu’on voit par exemple chez Van Gogh qui ne venait pas du tout d’une famille aisée. L’un de ses premiers tableaux s’appelle Les mangeurs de pomme de terre, qui est un vrai témoignage de la vie quotidienne des paysans néerlandais dans un contexte donné. Millet est un peu dans la même veine.
Les mangeurs de pommes de terre, Vincent Van Gogh, 1885
B : Là encore, il y a un message politique, derrière ces tableaux, non ? Les glaneuses de Millet, par exemple, ça représente des femmes pauvres qui une fois par an avaient le droit d’aller ramasser les miettes que veulent bien leur laisser les plus riches. On peut y voir une volonté de représenter leur réalité mais aussi de la dénoncer ?
J : Bien sûr, il y a un parallèle entre des œuvres comme celles-ci et Zola, par exemple, qui faisait un travail littéraire mais aussi journalistique, ses œuvres permettant vraiment de voir comment on vivait dans les corons, par exemple, avec Germinal. Et il y a bien sûr une démarche politique de la part de ces artistes, pour mettre en évidence les inégalités sociales.
Les Glaneuses, Jean-François Millet, 1857
B : Est-ce qu’il y a des tableaux qui te semblent particulièrement représentatifs de ce que tu veux dire dans ton podcast ?
J : Souvent, ça concerne des tableaux très connus qu’on ne remet jamais en question. Il y a par exemple le Déjeuner sur l’herbe, de Manet, où personne ne se demande jamais pourquoi cette meuf est à poil. Manet, c’est un artiste que j’adore malgré tout et ce tableau est novateur à plein de niveaux mais on ne parle jamais du fait que cette meuf est à poil. Pendant mes 6 années d’étude, c’est une question qui n’a jamais été posée.
Le déjeuner sur l’herbe, Manet, 1863
B : C’est pareil pour les œuvres de Gauguin, dont on sait que c’était un pédocriminel et dont on admire pourtant les œuvres représentant ses victimes.
J : Alors ça, Gauguin, me lance pas là-dessus, ça va m’énerver. Lui c’est vraiment un des meilleurs exemples de comment on se voile la face et comment on sépare l’homme de l’artiste quand ça nous arrange. C’était un pédocriminel et un colon, parce que même si lui prétendait s’intéresser à la culture tahitienne et vouloir s’extraire de la vie occidentale, en fait ses œuvres étaient clairement destinées à un public occidental, il a juste fait son business sur l’exotisme, et cette idée d’un monde qui ne serait pas pollué par la civilisation, c’était en fait condescendant et raciste. Il y a tout ce qui se fait de pire, chez Gauguin, mais comme on a décidé que c’était un génie, c’est ok. Moi ça me rend folle, ça fait 2 ans que j’ai envie de faire un épisode sur lui mais je ne trouve pas d’invités qui n’aient pas un regard complaisant dessus. Des livres sur lui, il y a de quoi remplir un château avec, mais je n’arrive pas à trouver des personnes qui aient la même démarche de déconstruction que moi avec en plus une expertise que je n’ai pas.
B : Selon toi, est-ce que c’est parce que les écoles d’art entretiennent ces biais sexistes et racistes ?
J : Bien sûr. C’est un milieu pas du tout progressiste. D’ailleurs les conservateurs ne s’appellent pas conservateurs pour rien. Pour que ça change, il faudrait remettre en cause tout l’enseignement, en fait. Faire de la sociologie de l’art tout autant que de l’histoire de l’art. Mais on n’en est pas là. Et d’ailleurs, si je ne fais pas beaucoup d’épisodes du podcast, c’est aussi parce que sur certains thèmes, c’est très difficile de trouver des personnes qui ont conscience de tous ces biais. Je galère à trouver des invités qui soient déconstruits, qui voient les œuvres et les artistes tels qu’ils sont. Pourtant je ne suis pas vindicative, je ne veux pas faire du clash, juste faire prendre conscience que c’est un problème global qui se vérifie à plein de niveaux.
D’ailleurs, si le podcast a autant de succès, c’est qu’il y a une réelle demande. Et j’aimerais que des conservateurs/conservatrices écoutent le podcast et s’en inspirent. C’est pas une question d’ego, c’est juste qu’il est temps de prendre en main ces sujets-là. Les conservateurs ne peuvent plus rester dans leur tour d’ivoire. L’histoire de l’art ne peut pas rester le seul domaine à la traine qui ne se remet jamais en question.
La partie d’échec, Sofonisba Anguissola, 1555
B : Encore aujourd’hui, il y a beaucoup de sexisme dans le milieu de l’art ?
J : Mais bien sûr ! Aujourd’hui, l’immense majorité des personnes qui vivent de leur art sont des hommes. Et toujours pour les mêmes raisons : les femmes artistes ont des problèmes de légitimité, des problèmes économiques et puis elles ont des gosses donc la charge mentale, etc.
Pourtant, les choses les plus intéressantes que j’ai vu en matière d’art ces dernières années venaient de femmes noires. Il y a par exemple eu le retrait d’un tableau de la Manchester Art Gallery par Sonia Boyce, une artiste trop badass. Invitée en tant que curatrice dans ce musée, elle a retiré un tableau parce qu’il était sexiste, en expliquant que c’était un geste artistique, qu’on le retirait une semaine en laissant un grand vide à la place et en invitant les gens à donner leur avis sur ce retrait. Ailleurs, cela a généré des discussions très intéressantes. En France, la couverture médiatique de cette performance, ça a été 5 minutes sur France Culture en mode « faut-il censurer l’art ? ». Quelle mauvaise foi ! Pour moi, crier à la censure, c’est l’équivalent du #notallmen, c’est vraiment le degré zéro de la réflexion.
Décrochage du tableau à l’initiative de Sonia Boyce
B : Ça fait vraiment le sage montre la lune et l’imbécile regarde le doigt.
J : Exactement. Mais c’est une stratégie, consciente ou non, pour éviter d’avancer et de parler du vrai problème. Ce genre de discours émane souvent de gens qui ont du pouvoir et qui ont peur de perdre leurs privilèges. Du coup, au lieu de s’interroger sur le fait qu’on participe, dans les musées, à l’objectivation du corps des femmes, les vieux mecs blancs préfèrent chouiner qu’il faut pas censurer alors que c’est les mêmes qui monopolisent le temps de parole dans les médias et censurent tous ceux qui ne pensent pas comme eux. Il faut arrêter de prendre les gens pour des quiches.
Mais ces discours-là, je ne m’y attarde plus trop, ce n’est pas à ces gens-là que je m’adresse et il faut arrêter de leur accorder de l’importance. Il y a de fait un classisme, une auto-satisfaction et un entre-soi très fort dans ce milieu mais l’art ne leur appartient pas. D’ailleurs on voit bien, dans les grands musées, qu’il y a tout type de gens, de tous milieux. Et c’est justement pour ça que je veux faire de mon podcast une porte d’entrée. D’ailleurs ma plus grande fierté, c’est qu’il ait amené plein de gens qui ne connaissaient rien à l’histoire de l’art à s’y intéresser. Je reçois très souvent des messages de gens qui me disent ça et j’en pleure à chaque fois.
Blanca Degli Utili et ses enfants, Lavinia Fontana, 1604
B : Mais c’est justement parce que ton podcast prend le contrepied de ce côté élitiste. Il amène un souffle d’air frais dans un milieu qui a bien besoin d’être dépoussiéré. D’ailleurs, est-ce que tu aurais pu avoir l’idée de ce podcast à Paris ?
J : C’est une très bonne question. On en parlait avec Anne-Lise la semaine dernière et j’ai réalisé qu’en fait, jamais ce podcast n’aurait existé si j’étais restée à Paris. Cela n’a pas de rapport direct avec la scène artistique berlinoise que je ne fréquente pas, surtout qu’à Berlin, tout le monde est un peu artiste donc il y a un peu de tout, mais c’est plus une question de liberté. A Paris, je me serais sentie complètement asphyxiée par les dogmes. Tout ce qui est produit me semble hyper normée, tant qu’un truc n’a pas été fait, tout le monde te dit Oh la la non, ne fais surtout pas ça, personne ne l’a jamais fait, ça ne se fait pas ! Le fait d’être à Berlin m’a protégée de ça.
Et c’est vrai pour plein d’autres choses dans ma vie. Cette ville m’a appris à me faire confiance, à m’écouter moi plutôt que les autres. C’est quelque chose qu’on ne t’apprend pas assez, surtout quand tu es socialisée comme une meuf.
B : On nous apprend à écouter notre mental plus que notre intuition.
J : Mais oui et ça, c’est dramatique parce qu’on devrait accorder plus d’importance à ce qu’on ressent qu’aux conseils d’inconnus. Faire ce qu’on sent, pas ce qu’on nous dit de faire.
B : C’est une belle mise en abîme de ce qu’ont dû vivre toutes les femmes artistes au fil des siècles.
J : De ouf.
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