Angela Davis milite depuis 50 ans pour les droits humains et contre toutes les formes d’oppression. Les scènes de violence liées à la ségrégation auxquelles elle assiste enfant, et le militantisme de ses parents, tous deux activistes anti-racistes, font naître en elle un sentiment de rébellion qui ne la quittera plus jamais. Aujourd’hui professeur de philosophie à l’université de Californie, elle a voué sa vie à la défense des opprimés.
Militante communiste, féministe et anti-raciste, engagée pour la cause LGBT-Queer, elle est de toutes les luttes car pour elle, elles sont toutes liées. Véritable icône internationale, elle se bat contre toutes les formes de domination. Elle soutient aujourd’hui activement le mouvement Black Lives Matter, qui réveille depuis 2014 la lutte anti-raciste initiée dans les années 70 aux États-Unis. Et pour Angela Davis, le seul moyen de la voir enfin aboutir réside dans la convergence des luttes. Retour sur le parcours d’un esprit ô combien libre et audacieux…
Une enfance au cœur de la violence
Angela Davis naît dans le « Deep South », un quartier pauvre de la ville de Birmingham dans l’état de l’Alabama, un état dans lequel la ségrégation est particulièrement durement appliquée. Durant son enfance, elle est profondément marquée par les nombreuses scènes de violence auxquelles elle assiste.
Dans un entretien à l’Express, en mars 2013, elle déclarait : « Dès mon plus jeune âge, j’ai été confrontée au racisme dans mon quartier, surnommé Dynamite Hill. Mon premier souvenir d’enfance est un bruit de bombe : le Ku Klux Klan faisait régulièrement exploser les maisons des Noirs. Partout, des bus aux églises, des magasins aux toilettes publiques, des pancartes affichaient « White only » et « Colored only ». Mes parents, enseignants, étaient tous deux activistes communistes. »
Angela Davis, enfant.
Fuir l’enfer
Ses parents sont eux-mêmes activistes antiracistes, ils la poussent à faire des études et à résister à ce système oppresseur. Grâce à eux, elle développe très jeune une conscience politique et dès l’âge de 12 ans, elle participe au boycott d’une compagnie de bus pratiquant la ségrégation.
En 1958, à 14 ans, elle quitte sa ville du sud pour rejoindre une école privée de New York, dans le cadre d’un programme d’aide aux élèves noirs du Sud pour continuer leur scolarité. Angela y rejoint les Jeunesses Communistes, le « Youth Communist Group ». Elle comprend que la cause réelle de l’oppression des Noirs par les Blancs est le système capitaliste qui en tire des bénéfices. Cette prise de conscience sera le point de départ de son engagement politique. Elle découvre également les expériences utopiques de Robert Owen, théoricien socialiste britannique du XIXe siècle, considéré comme le « père fondateur » du mouvement coopératif. En 1962, elle obtient une bourse et intègre l’université Brandeis dans le Massachusetts. Un an plus tard, en 1963, elle vient étudier en France, à la Sorbonne, puis à Francfort, en Allemagne. En France, elle milite avec les Algériens. En Allemagne, elle soutient les jeunesses socialistes en Allemagne et développe ses connaissances en philosophie marxiste.
L’engagement antiraciste, marxiste et féministe
La naissance du combat antiraciste
Dans les années 60, le combat antiraciste éclate aux États-Unis. Les mouvements de libération noirs organisent des manifestations, des boycotts et des marches pacifistes dans de nombreuses villes des États-Unis, comme à Birmingham, l’une des villes où les violences envers les noirs sont les plus exacerbées. Les militants demandent la fin de la ségrégation, le respect des droits civiques et un salaire minimum pour tous les travailleurs. Mais ces revendications ne font pas l’unanimité dans une société américaine gangrénée par le racisme et les militants pour les droits des noirs risquent chaque jour leur vie. En 1965, Malcom X est assassiné ; 3 ans plus tard, en 1968, c’est au tour de Martin Luther King.
La répression institutionnelle à l’encontre de ce mouvement est très violente. Nixon (président des Etats-Unis), Reagan (alors gouverneur de Californie) et Hoover (qui dirige le FBI) veulent à tout prix faire taire le mouvement. Pour cela, ils tentent d’instiller la peur dans la communauté noire qui subit au quotidien des rafles, des violences policières, des lynchages et autres exécutions sommaires.
Le retour aux Etats-Unis
C’est dans ce contexte qu’en 1969, Angela Davis rentre en Californie. Elle reprend sa thèse sous la direction du philosophe et sociologue Herbert Marcuse, fortement inspiré par Marx et Freud. Après avoir obtenu son doctorat, elle devient professeur de philosophie à l’université de Los Angeles (UCLA). Le militantisme de ses parents, ses études et son expérience internationale lui ont permis d’échapper au conditionnement que subissaient la plupart des enfants noirs aux États-Unis dans les années 60. Elle pense donc à contre-courant, liant les luttes alors que la tendance est plutôt au repli sur soi.
Antiracisme et marxisme
Elle veut notamment prendre part activement à la lutte anti-raciste mais le mouvement de libération des noirs est très divisé. Certains prônent le séparatisme, comme l’organisation Black Nationalism pour qui la libération du peuple noir passera par une séparation de la société blanche et la création d’une nation noire sur le sol américain. D’autres prônent même un retour en Afrique.
Angela Davis refuse au contraire toute exacerbation des antagonismes entre noirs et blancs. L’intégrationnisme tel que le prônait Martin Luther King, et le marxisme, sont au centre de son positionnement politique. Or, dans mouvement de libération des noirs, le marxisme est vu comme un concept d’hommes blancs.
Antiracisme et féminisme
Elle se bat également contre le sexisme qui règne dans le mouvement de libération des noirs et chez les Black Panthers, mouvement au sein duquel les femmes sont toujours cantonnées à des rôles subordonnés, comme si les hommes noirs tentaient de se constituer une dignité vis-à-vis des oppresseurs blancs en soumettant à leur tour les femmes noires. Angela Davis, qui combat toutes les formes de domination, argue au contraire que l’homme noir ne pourra pas se libérer s’il continue à asservir les femmes.
« J’ai intégré très brièvement les Black Panthers, le comité non-violent de l’université et l’association pour étudiants noirs du campus, déclare-t-elle, mais je n’aimais pas leur nationalisme, je n’aimais pas leur machisme, je n’aimais pas que les femmes soient reléguées à l’arrière-plan et qu’elles doivent littéralement restées aux pieds des hommes. »
Pour autant, elle ne se reconnaît pas non plus dans le mouvement féministe des années 70, majoritairement blanc et bourgeois. Pour elle, la libération des femmes tout comme la libération des noires, ne pourra trouver une issue que via une révolution communiste. En 1968, elle adhère donc au Che-Lumumba Club, une section réservée aux Noirs du Parti communiste des Etats-Unis. Avec ce mouvement, elle part pour une tournée militante à Cuba.
La rencontre avec Gerty Archimède
En revenant de cette tournée à Cuba, elle fait escale en Guadeloupe. Lors de son arrivée sur l’île, les autorités l’arrête avec ses compagnons de voyage, au motif que certains d’entre eux ont, dans leurs bagages, des livres marxistes rapportés de Cuba. Elle échappe à une arrestation grâce à l’intervention de l’avocate Gerty Archimède, militante communiste et féministe. Dans son autobiographie, Angela Davis parle de cette rencontre marquante :
« Maître Archimède était une grande femme à la peau sombre, aux yeux vifs et au courage indomptable. Je n’oublierai jamais notre première rencontre. Je sentis que j’étais en présence d’une très grande dame. Pas un instant je ne doutais qu’elle allait nous sortir de notre mauvaise posture. Mais j’étais tellement impressionnée par sa personnalité, le respect qu’elle attirait à elle en tant que communiste, même de la part des colonialistes que, pendant un certain temps, notre problème me parut secondaire. Si je n’avais écouté que mes désirs, je serais resté sur cette île pour tout apprendre de cette femme.
Les jours suivants, elle négocia opiniâtrement avec les douaniers, la police, les juges. Nous apprîmes qu’il existait une loi qui pouvait être légitimement invoquée – pour autant qu’une loi colonialiste puisse être légitime – pour nous envoyer en prison pour un bon bout de temps. La seule façon de s’en sortir était de faire un compromis : les colonialistes nous autorisaient à quitter l’île à condition que les Portoricains abandonnent leurs livres. Bien sûr, nous protestâmes, mais nous avions gagné la première manche. Notre décision finale fut de prendre les passeports, quitter la Guadeloupe et laisser la question des livres aux mains de maître Archimède, qui promit de faire tout son possible pour les récupérer. »
Angela Davis, Autobiographie, Albin Michel, 1975.
Devenir une icône
A son retour en Californie, dénoncée comme communiste par un de ses étudiants, Angela est renvoyée de l’université, sur ordre de Ronald Reagan. On craint qu’elle n’endoctrine ses étudiants. Dés lors, elle est surveillée par le gouvernement. Dès la fin des années 60, elle figure sur la liste des 10 personnes les plus recherchées des USA, dans le cadre du programme Cointelpro du FBI, dirigé par Edgar J. Hoover. Ce programme s’en prend notamment aux communistes et aux Black Panthers. Elle continue sa lutte, malgré les menaces de mort qu’elle reçoit quotidiennement et se procure une arme pour conjurer la peur.
C’est dans ce contexte qu’en 1970, elle est accusée de complicité lors d’une prise d’otages visant à libérer George Jackson, membre des Black Panthers, condamné à 1 an de prison renouvelable à vie à l’âge de 18 ans, pour un vol de 70 $. Comme il refuse les mauvais traitements qu’il subit en prison et a fondé un groupe marxiste, la Black Guerilla Family, sa peine est sans cesse rallongée.
Le frère de George Jackson, Jonathan, se bat pour faire libérer son frère. Le 7 août 1970, il tente de prendre en otage le juge Haley dans un tribunal de Californie, dans l’espoir de faire libérer son frère. Cela tourne mal et 4 personnes meurent, dont Jonathan Jackson et le juge Haley. Angela a beau ne pas être présente lors de la prise d’otages, elle est membre du comité de soutien de George Jackson et l’arme retrouvée sur les lieux est enregistrée à son nom. L’occasion est trop belle : elle est accusée d’avoir fourni les armes au preneur d’otage. Pour échapper à la justice qui, elle en est sûre, veut sa mort, elle s’enfuit.
Une solidarité internationale
Durant deux mois, elle est traquée par le FBI de Hoover. C’est durant cette cavale à travers les États-Unis qu’elle devient un symbole international de la lutte antiraciste. De nombreuses pancartes apparaissent sur les murs et les portes des maisons, déclarant : « Angela notre sœur, tu es la bienvenue dans cette maison ». Arrêtée le 13 octobre 1970 dans un hôtel new-yorkais, elle est inculpée pour meurtre, kidnapping et conspiration. Elle encourt la peine de mort. Elle est détenue pendant 16 mois dans une prison de New-York puis de Californie avant d’être jugée. Nina Simone lui rend visite en prison et elle est soutenue par Gerty Archimède.
En 1972, un journaliste vient l’interviewer en prison. Devant l’ignorance (feinte ou non) de son interlocuteur, elle explique les injustices et la violence systémique à l’encontre des noirs aux États-Unis :
Elle continue à clamer son innocence. En attendant son procès, une large vague de soutien se développe partout dans le monde. Des manifestations ont lieu dans de nombreuses capitales, en Inde, en Afrique, aux États-Unis ou encore à Paris où 100.000 personnes manifestes pour sa libération. Aragon, Genet et Sartre sont dans la foule.
Les Rolling Stones lui dédient une chanson, Sweet Black Angel. John Lennon et Yoko Ono font de même avec la chanson intitulée Angela et Jacques Prévert lui écrit un texte.
« Angela Davis, dans sa prison, écoute sans pouvoir les entendre, et peut-être en souriant, les chansons de ses frères de joie, de rire et de chagrin, et les refrains marrants des enfants du ghetto :
Ceux qui enferment les autres sentent le renfermé ceux qui sont enfermés sentent la liberté.
Angela Davis, c’est la générosité, la lucidité, la vie vraie.
Il ne faut absolument pas qu’elle puisse être condamnée. »
J. Prévert
Une victoire collective
Le 4 juin 1972, elle est finalement acquittée de toutes les charges qui pèsent contre elle par un jury composé d’hommes blancs. Pour elle, il s’agit d’une victoire collective. À propos de ce procès, elle écrit d’ailleurs dans la préface de son autobiographie: «Le seul évènement extraordinaire de mon existence ne me concerne pas en tant qu’individu -il suffisait d’une pirouette de l’Histoire pour que tout autre sœur (ou frère) devienne cette prisonnière politique que des millions de gens à travers le monde ont sauvée de la persécution et de la mort.»
Après sa libération, elle poursuit brillamment ses études universitaires et devient directrice du département d’études féministes de l’Université de Californie. Elle prend partie contre la guerre du Vietnam, milite en tant que féministe et poursuit sa lutte antiraciste. Elle publie nombre d’essais et proclame des discours engagés qui la positionne comme l’une des intellectuelles les plus radicales de son époque.
L’intersectionnalité des luttes
Pour Angela Davis, à l’image de son procès remporté grâce à la solidarité, seule l’unité des mouvement sociaux et politiques peut permettre de combattre la classe dirigeante. Car toutes les luttes, toutes les formes de domination sont liées. En 2013, dans l’émission Tracks, elle expliquait :
« C’est un problème de race, un problème de classe, un problème de genre mais aussi un problème écologique. Mon travail, ces dernières années, a été de comprendre la connexion entre toutes les luttes. On ne peut pas avoir un mouvement antiraciste solide si on n’a pas aussi un mouvement de défense des travailleurs et un mouvement de défense des droits des femmes. On ne devrait pas demander aux gens de choisir la lutte qui leur semble la plus importante. On devrait comprendre que les luttes sont toutes aussi importantes les unes que les autres et qu’elles sont liées. »
Le capitalisme, source de tous les maux
Selon elle, si on remonte à la source de toutes ces luttes, on trouve le capitalisme qui tire partie des différentes oppressions. D’ailleurs, capitalisme et racisme ont toujours été liés et il ne fait aucun doute que l’esclavage existe toujours sous de nouvelles formes, car le capitalisme en a besoin. Et le symbole de cet esclavage, c’est le système carcéral américain contre lequel elle se bat. Elle dénonce notamment le fait que les prisonniers, en majorité noirs et hispaniques, constituent en réalité une force de travail exploitée par le système capitaliste. D’où l’intérêt d’en enfermer le plus possible.
En 2013, toujours dans l’émission Tracks d’Arte, elle déclarait : « Cette année, c’est le 150ème anniversaire de la déclaration d’émancipation et il n’y a eu aucune célébration, aucune commémoration. Etrange, non ? Je pense que c’est parce que si on entamait une grande conversation publique sur l’esclavage, tout le monde se rendrait compte qu’il existe encore, qu’il y en a encore tant de vestiges et qu’en fait, il n’a pas vraiment été aboli. Le fait qu’il y ait plus d’hommes noirs derrière les barreaux et sous contrôle judiciaire dans la deuxième décennie du XXIe siècle qu’il y en avait durant l’esclavage est tout simplement incroyable. »
Plus récemment, en 2016, dans un discours prononcé à Nantes où elle était l’invitée d’honneur de la cérémonie pour l’abolition de l’esclavage, elle déclarait encore : « Le 13ème amendement a permis à un nouveau système de punition de naître. L’emprisonnement est comme l’esclavage, dans le sens où un grand nombre de personnes de couleurs vivent dans les mêmes conditions que des esclaves, dans les prisons. Pourquoi les États-Unis ont-ils le plus grand nombre de personnes incarcérées au monde ? Parce que le capitalisme, notamment à travers les entreprises américaines, a tout simplement besoin de main d’œuvre bon marché ! Les prisonniers sont devenus très rentables. »
Son souhait ? « Un monde où l’on s’attaque aux racines des crimes que la prison ne fait que sanctionner ».
Black Lives Matter
La répression sanglante et l’incarcération massive de militants noirs dans les années 70 a mis fin au combat anti-raciste, pourtant loin d’être gagné. Aujourd’hui, 50 ans après, ce combat se réveille pour combattre le harcèlement et les violences policières, l’injustice économique et le système patriarcale. Angela Davis, âgée de 71 ans, est plus que jamais partie prenante de ce combat, elle qui, avec son marxisme féministe et antiraciste, a montré la voix.
Pour elle, la lutte ne s’est jamais arrêtée. La lutte d’aujourd’hui, c’est la même que celle d’hier. Il n’y a pas des luttes. C’est une seule et même lutte qui continue. On l’a ardemment réprimée pendant plusieurs décennies mais elle se réveille, plus forte encore qu’avant.
Et pour Angela Davis, le seul moyen de la gagner, c’est de s’unir.
« L’une des choses les plus importantes dans les années 60, dit-elle encore au micro de Tracks, c’est qu’on se sentait connectés aux gens du monde entier. On n’avait pas internet et tous les moyens de communication qu’on a aujourd’hui et pourtant on se sentait liés. Avec les gens d’ici, en France, en Europe. Avec les mouvements de libération en Afrique. Avec les cubains et toute l’Amérique latine. On avait le sentiment d’être une immense communauté en lutte. (…) Si on s’organise, si on rassemble les gens, au-delà des barrières raciales, nationales, si on s’unit et qu’on se bat, on peut gagner. »
(c) John Lucia
Dans son discours à Nantes en 2016, elle admettait que cela prendrait du temps. Tant de temps qu’on ne verrait probablement pas la fin de cette lutte de notre vivant, mais d’autres la perpétueront, jusqu’à ce qu’elle aboutisse. « Nous devons reconnaitre que nous ne serons peut-être pas ceux qui expérimenteront pleinement le fruit de nos luttes d’aujourd’hui. À mes yeux, c’est excitant. J’ai la sensation d’être une petite partie d’un ensemble bien plus grand. »
Angela est aujourd’hui professeure de philosophie et d’Histoire de la prise de conscience à l’université de Californie. Plus que jamais, elle lutte contre toutes les formes de domination et encourage l’esprit critique face au prêt-à-penser. Il s’agit pour elle de révolutionner notre manière de penser afin de pouvoir changer le monde.