En 2018, Sofia a créé les éclairés du bocal, une entreprise qui organise des ateliers de philosophie pour les enfants et adolescents. Chaque semaine, elle réunit des collégiens volontaires pour leur permettre de s’interroger sur des sujets aussi divers que l’amour, le bien et le mal ou encore l’égalité. Elle nous a racontés pourquoi et comment lui est venue cette idée et ce que les adolescents qui participent à ces ateliers en retirent.

Le parcours de Sofia

Tu faisais quoi, avant les éclairés du bocal ?

J’ai un CV « atypique » comme diraient certains. En vérité, j’ai toujours aimé changé de travail dès que j’ai l’impression d’avoir fait « le tour de la question ». J’ai exercé les métiers de serveuse en restau, en bar ou discothèque, d’assistante dentaire, de gestion, de direction, d’éducation…

Ecoeurée du système scolaire, il m’a fallu 3 années post-bac pour retrouver le goût d’apprendre et l’envie de reprendre mes études, avec d’abord un BTS d’Assistante de gestion, en contrat de qualification.

Après ce diplôme, j’ai entamé des études d’arts appliqués à l’école PIVAUT de Nantes puis j’ai été embauchée dans une toute nouvelle agence d’architecture nantaise comme assistante de direction. J’y ai travaillé 5 ans. J’étais cadre, je travaillais a minima 60h par semaine, je gagnais très bien ma vie, j’ai pu rénover une maison, voyager, « profiter ». Mais au bout de quelques années, j’ai eu envie d’autre chose.

Qu’est-ce qui t’a donné envie de changer ?

Une fois toute la gestion de l’entreprise mise en place, les embauches de personnel réalisées, une reprise d’études en architecture d’intérieure avortée, j’ai subi une « mise au placard » à l’annonce de ma première grossesse. J’en ai eu marre de bosser pour un sale type et de me démener pour de riches clients souvent imbuvables. Bref, il était temps pour moi de partir. J’ai donc démissionné et j’ai connu la joie de m’occuper de ma fille, Livia, à plein temps de ses 16 mois à ses 3 ans. Je l’accompagnais aux ateliers Montessori une fois par semaine, de ses 18 mois jusqu’à la fin de sa PS, j’organisais un tas de sorties et d’activités pédagogiques, j’allais aux tiers-lieu et aux ateliers parents-enfants gérés et proposés par les centres socio-culturels de ma commune. Bref, j’avais une petite fille épanouie et la vie rêvée de maman…

C’est durant cette période que j’ai remis en question tout mon parcours et que j’ai souhaité me reconvertir dans l’éducation, au sens large. Je n’avais aucune expérience dans ce domaine mais une furieuse envie de changer le système en place. Ce dont je me rendais compte, c’est à quel point l’école était davantage un lieu d’enfermement que d’ouverture au monde. Ce que je voulais, moi, c’était replacer l’enfant au cœur des apprentissages, le valoriser, l’accompagner, l’aider à grandir et à s’autonomiser dans les plus belles dispositions.

Comment as-tu trouvé ta nouvelle voie ?

J’ai effectué un bilan de compétences et 2 métiers semblaient me correspondre : animatrice en centre socioculturel et CPE. En 2016, je me suis engagée comme membre du Conseil d’Administration d’un centre socioculturel et j’ai débuté en tant qu’assistante d’éducation, histoire de voir de quoi il retournait. Très vite, j’ai compris que devenir CPE ne me conviendrait pas. En revanche, j’ai adoré le contact avec les ados.

En janvier 2017, j’ai entendu parler de formation aux ateliers de philosophie pour les enfants, proposée par SEVE, une fondation qui entend aider les enfants à construire leur pensée, acquérir un esprit critique et comprendre leurs émotions notamment via des ateliers de philosophie et de pratique de l’attention. Là ça me parlait ! J’ai donc suivi leur formation et j’ai effectué mes stages au collège dans lequel je travaillais et en centre de loisirs.

J’ai très vite compris la portée des ateliers philo avec les enfants et les ados, les bénéfices que cela pouvait apporter aux jeunes et aux éducateurs et, soyons fous, au monde de demain.

J’ai ensuite entendu parler du DU Animation d’ateliers de philosophie pour les enfants et les adolescents, à l’école et dans la cité proposé à la rentrée 2017 par l’université de Nantes. Ce DU est coordonné par Edwige Chirouter, Maître de Conférences et titulaire de de la Chaire UNESCO. J’ai donc réalisé une VAE (validation des acquis de l’expérience) et j’ai pu commencer cette année universitaire.

Entre temps, j’ai mis au monde mon deuxième enfant, il a donc fallu que je gère mes études, un bébé insomniaque, une aînée de 4 ans en phobie scolaire et une vie personnelle un peu chaotique… Disons que 2018 n’a pas été l’année la plus facile de ma vie mais j’ai tout de même obtenu mon diplôme avec succès en août 2018.

Qu’est-ce qui t’a orientée vers la philo et plus particulièrement vers la philo avec les enfants ?

Ce que je trouve formidable dans les ateliers philo, c’est le côté « co-construction ». Pendant un atelier philo, les jeunes s’appuient sur la pensée de l’autre pour ouvrir leur esprit, chose qu’ils n’auraient pas forcément pu faire en ne se posant des questions philosophiques qu’à eux-mêmes. L’empathie se développe, on se met à la place de l’autre, on essaie de comprendre son point de vue sans jugement.

Par ailleurs, la philo s’appuie sur le langage (et oui, il s’agit avant tout d’une discussion !). Cela oblige les jeunes à trouver le mot juste, à être précis dans la description de son idée. Et plus le langage se développe dans une société, moins on use de violence (la corrélation est établie depuis des décennies). C’est aussi ce qui m’a poussée à développer mon activité dans le public et non le privé, là où le terreau d’enfants moins bien lotis se trouve…

Aujourd’hui, je propose toujours des ateliers philo avec les enfants, mais je pense me consacrer pleinement aux ados. De nombreux instits ont maintenant connaissance des formations proposées pour animer des ateliers philo dans leurs classes, cette activité se développe, alors que c’est beaucoup plus compliqué en collège. Pourtant, l’adolescence, c’est l’âge des questions identitaires et trop peu d’adultes s’en préoccupent…  Je sens les ados tellement épanouis lors des ateliers !!

Se construire grâce à la philosophie

Pour Sofia, « l’adolescence est une période propice aux questions identitaires. L’identité se forge bien sûr tout au long de l’enfance, mais elle se précise à l’adolescence, lorsque l’on ressent le besoin de se conformer au groupe tout en se distinguant des autres. Un processus complexe, que la philosophie peut aider en ouvrant un espace de dialogue et d’introspection entre les enfants, avec l’aide d’un médiateur qui les guide dans cette jungle de questionnements existentiels. »

Dans cette période particulière, l’adolescent est en proie à des questionnements spécifiques. Son besoin d’identification peut le rendre influençable et vulnérable mais c’est en même temps un passage obligé car on se construit nécessairement par rapport aux autres. Il est donc essentiel de l’armer intellectuellement, notamment en lui offrant la possibilité de s’exprimer et d’échanger dans un cadre sécurisé qui favorise le développement de son esprit critique.

Trouver des personnes ressources et un espace d’échanges

Selon une enquête TNS Sofres de mars 2015, l’école, la famille et l’amitié sont des sujets qui occupent une place fondamentale dans le quotidien des adolescents. Ce sont aussi les sujets les plus facilement abordés en famille.  Mais il y a d’autres problèmes que les jeunes aimeraient pouvoir aborder avec leurs parents et qui sont bien souvent tabous : la sexualité, la mort, l’échange d’expérience, le bonheur, le suicide et la drogue, par exemple.

D’après l’Observatoire de la Famille, « les moments où toute la famille est réunie devraient permettre aux adolescents et aux parents d’échanger des propos, des avis ou des sentiments mais il s’avère que cela n’arrive que très rarement. »

Pour Sofia, « si la famille reste un appui privilégié pour certains, pour beaucoup d’autres il est très difficile de trouver des « personnes ressources » avec qui aborder leurs problèmes. Bien sûr, ce n’est pas le rôle de l’institution scolaire que de se substituer au rôle parental et d’aborder des sujets allant parfois à l’encontre de certaines valeurs transmises par les familles, mais par le biais de discussions philosophiques, l’école peut en revanche proposer aux collégiens de réfléchir à leurs préoccupations, d’intérioriser les valeurs qui s’y attachent afin de pouvoir définir leur identité propre et se construire en toute confiance. C’est par l’écoute attentive des propos d’autrui que l’adolescent se forge une opinion plus précise, car il se positionne en fonction de ce qu’il entend. Certains propos résonneront en lui et remettront en question ses préjugés ou les valeurs qui l’ont construit jusque-là par l’éducation reçue de ses parents. »

Comment fonctionnent les ateliers philo ?

Tout d’abord, il est important de noter que les adolescents ont toujours le choix ! Ils choisissent ou non d’y participer. S’ils y participent, ils choisissent ou non de prendre la parole. Quant aux sujets, c’est également eux qui les choisissent, via une méthode de Gilles Geneviève, appelée la cueillette de mots.

Sofia explique : « Au collège, une boîte à thèmes philo est accessible à tous en vie scolaire, chacun est libre d’y déposer le thème qu’il aimerait aborder. C’est par un vote à deux tours que le thème des 3 à 5 ateliers de discussion est ensuite choisi. Dans un premier temps, je demande aux élèves de me citer un mot important pour eux. Depuis cette liste de mots, je leur demande d’en choisir un à partir duquel ils vont construire leur question philosophique. »

La définition du sujet de discussion se fait donc déjà via une démarche philosophique car elle suppose de s’interroger puis de construire une ébauche de raisonnement aboutissant à une question dont tout le monde pourra ensuite s’emparer pour y répondre.

« Lors de la première cueillette de mots, j’ai obtenu des mots comme rigoler, espoir, amitié, sport, argent, peur ou haine. Les questions philosophiques élaborées à partir de ces mots ont été très variées : Faut-il toujours garder espoir ?, L’amitié est-elle nécessaire ?, Est-on obligé de penser ?, Qu’est-ce que le bonheur ? ou encore Comment vivre ? Lors de la deuxième cueillette de mots, quelques semaines plus tard, les mots étaient déjà davantage choisis pour leur intérêt philosophique. J’ai par exemple recueilli les mots liberté, savoir, culture, respect, fraternité, temps, émotion, croire, mort ou vie. Les questions, elles-aussi, étaient plus élaborées : L’espoir fait-il réellement vivre ?, Le pardon rend-il heureux ?, Les émotions nous rendent-elles plus libres ou nous contrôlent-elles ?, Est-on libre de croire ?, ou encore La vraie liberté est-elle celle que nous connaissons ? J’ai été stupéfaite de voir combien les thèmes sollicités par les élèves se recoupaient entre les groupes. »


Le premier sujet choisi par les élèves : la mort

Probablement parce que la mort est un sujet tabou et qu’ils se retrouvaient pour la première fois dans un cadre où ils pouvaient l’aborder sans crainte. Le débat a permis d’aborder des sujets comme la croyance, les religions, l’existence ou encore la vie. Rien d’étonnant puisque la mort est à la fois le commencement et la fin de toute chose. Où on était avant, où on ira après, pourquoi on est là : des questions qui interrogent nos croyances tout autant que la biologie, notre culture tout autant que notre nature profonde d’êtres finis.

Le deuxième sujet abordé : l’amitié

L’occasion de parler d’amour (par comparaison et différenciation), d’intimité et des relations sexuelles également. Sofia raconte :       « D’abord timidement posées par un ou deux élèves, des questions comme Le sexe est-il ce qui différencie l’amour de l’amitié ? ont rapidement intéressé l’ensemble de la classe après avoir dissipé quelques réticences ou malaises. Alors qu’un élève arguait le fait qu’ils étaient trop jeunes pour parler de sexe, d’autres sont intervenus en expliquant que leur jeunesse ne les empêchait pas d’avoir un avis et des idées sur la question. Leur responsabilité d’êtres pensants, d’adultes en devenir était leur justification. Des discussions passionnées entre élèves s’en sont suivies, avec des désaccords, une recherche de termes précis, des problématisations sous forme de contre-exemples. »

Des discussions fleuves

On voit à quel point les débats peuvent ouvrir tout un champ des possibles, donner lieu à des discussions qui relient des sujets a priori très éloignés et permettent à chaque élève de se positionner par rapport aux autres. Les enfants osent exprimer leur désaccord, affirmer leurs opinions et en discuter en respectant celle de l’autre. Ainsi, ils se forgent une personnalité propre, mélange de convictions personnelles, d’héritage culturel et de normalisation sociale.

Réenchanter l’école grâce à la philosophie

D’après Sofia, « si l’on observe les chiffres de l’étude Portraits d’adolescent datant de 2013, on constate que plus de la moitié des jeunes interrogés, âgés de 13 à 14 ans, considèrent l’école comme pénible alors que seulement moins d’un tiers la trouvent agréable. Pour beaucoup, elle engendre une certaine souffrance, pour le moins un inconfort dérangeant, un stress. Il apparaît clairement que le temps scolaire, à l’âge de 14 ans, est l’univers de la contrainte. Si aujourd’hui les adolescents se mobilisent davantage dans des activités extra-scolaires que dans leur scolarité, ne faut-il pas voir là, non pas une volonté de fuir les apprentissages, mais au contraire un attrait vers une forme d’éducation qui répond davantage à leurs préoccupations et à leur bien-être ? Il semble urgent que l’institution scolaire tienne compte de ce constat afin de proposer à ses élèves des solutions pour leur donner le goût du savoir et un sens à celui-ci. »

Comme la pédagogie Montessori développe l’autonomie de l’enfant via une appétence naturelle pour l’apprentissage, la philosophie développe la pensée critique de l’enfant en se basant sur son appétence naturelle pour les questions métaphysiques. Par le biais d’ateliers de discussions libres reposant sur la co-construction, l’exploration de soi-même et des autres, on peut donc réinventer l’école et la manière d’apprendre.

Marie-Odile Plançon, membre du Comité Logistique du projet PhiloJeunes de l’UNESCO, décrit d’ailleurs le questionnement philosophique comme l’un des leviers incontournables du réenchantement de l’École : « Développer l’autonomie des élèves et leur capacité à penser par eux-mêmes et avec les autres, c’est éveiller chez eux l’habitude d’interroger les savoirs, c’est cultiver leur faculté d’étonnement et d’émerveillement, les inciter à la créativité et à l’exercice de leur responsabilité. »

Les ateliers de philosophie sont donc des outils essentiels pour faire émerger une intelligence collective. Il est non seulement urgent de développer cette pratique dans tous les collèges et les lycées car ce sont les enfants d’aujourd’hui qui construiront notre avenir, mais cette capacité à s’interroger ensemble, à débattre sereinement pour trouver des solutions collectives, c’est également à nous, adultes, de nous en emparer.

Retrouver notre capacité à nous interroger, à remettre en question des habitudes tellement ancrées qu’on oublie qu’elles pourraient être changées, réapprendre à exprimer des opinions fouillées et réfléchies, écouter vraiment celles des autres et les considérer, c’est un préalable essentiel à la construction du monde de demain.

Un monde différent car co-construit par une large diversité d’êtres d’humains et pas seulement par un petit groupe stéréotypé persuadé de détenir la vérité.

Si vous souhaitez vous aussi organiser des ateliers philo dans votre association, école, entreprise, n’hésitez pas à contacter Sofia et les éclairés du bocal sur leur site  ou sur Facebook !