Amener les enfants à faire des maths en s’amusant et à s’interroger sur l’égalité pour lutter contre les stéréotypes de genre, c’est l’objectif qu’Héloïse Pierre s’est fixée grâce aux jeux engagés qu’elle développe depuis 5 ans avec ses marques Topla et The Moon Project. Ces jeux ambitionnent de changer la face du monde en libérant les enfants des carcans dans lesquels on les enferme trop souvent.
Tout commence avec les maths
Héloïse a 21 ans lorsqu’en 2014, elle crée sa première entreprise, Topla, qui propose une gamme de jeux permettant de faire des mathématiques en s’amusant, même quand on déteste ça. L’idée est simple : il faut rendre les maths concrets, les replacer dans la vie de tous les jours pour permettre aux élèves d’apprendre en faisant plutôt qu’en lisant. Faire des maths plutôt que les étudier.
Héloïse : « Lorsque j’étais étudiante, je donnais beaucoup de cours de maths pour financer mes études. J’avais des élèves de terminale qui avaient tous la même problématique : ils détestaient les maths, trouvaient que ça ne servait à rien et se sentaient super nuls. Pour les débloquer, je développais beaucoup de jeux manuels, de l’origami, des cours de cuisine, pour leur permettre de renouer avec les maths et d’apprendre en s’amusant. Et ça marchait super bien ! Je me suis donc dit qu’il fallait que je touche plus de monde et ce dès le plus jeune âge. »
Elle crée donc des jeux simples et familiaux ainsi que des objets du quotidien revisités pour en faire des outils d’apprentissage ludiques : livre de recettes de cuisine mathématiques, gobelet permettant de comprendre les fractions, cocottes en origami, etc.
Des maths au sexisme
Mais en se penchant sur le sujet des mathématiques, elle met le doigt sur une autre problématique qu’elle n’avait pas forcément anticipée : le sexisme en matière de sciences. En donnant ses cours, elle réalise à quel point les matières scientifiques sont considérées comme masculines, comme s’il était « normal » que les filles soient nulles en maths.
Héloïse : « On avait plein de retours de parents qui nous disaient des choses du genre ‘ma fille, c’est quand-même plus facile pour elle de faire du français que des maths’, comme si c’était une fatalité ou en tout cas quelque chose de normal, ce qui nous énervait. »
De fait, l’arrivée à l’école range les enfants dans des cases : fille ou garçon. Selon la case, on a le droit d’aimer ou pas certaines choses, certaines matières, certains jeux. C’est ainsi, qu’à 6 ans, les petites filles ont déjà intégré que les maths, c’est un truc de garçon et que par conséquent, elles n’aiment pas ça. Pire, elles sont aussi majoritaires à estimer que les filles sont moins intelligentes que les garçons, ce dès l’école primaire !
Pour lutter contre cette dévalorisation injustifiée, il est essentiel de redonner aux petites filles confiance en elles et en leurs capacités. Il faut les encourager à être ambitieuses, fières d’être des filles et les aider à résister aux injonctions sexistes auxquelles elles ne manqueront pas d’être confrontées.
Avec son équipe, Héloïse a réalisé une expérience qui permet de réaliser le fossé qui existe entre les pensées limitantes des enfants et les ambitions qu’ils affichent quand on les autorise à rêver en grand :
L’empowerment des petites filles, une nécessité
Une expérience qui met en exergue la réelle nécessité de libérer les petites filles de toutes ces limites qu’on leur impose.
Héloïse : « En janvier 2018, je suis allée à New-York pour un salon et j’ai vu que là-bas il y avait plein de livres sur l’empowerment des petites filles, avec des femmes scientifiques ou artistes, etc. J’ai aussi cherché des jeux mais je n’en ai trouvé aucun. Or il se trouve que nous, chez Topla, on adore les jeux et on sait les faire. On s’est dit que, comme pour les maths, il fallait s’emparer de ce sujet, et on a créé the Moon Project. »
Comme Topla, The Moon Project propose donc plusieurs jeux qui permettent aux enfants de réfléchir aux concepts d’égalité et de réaliser que les stéréotypes qu’on leur impose n’ont aucune raison d’être, qu’il faut au contraire les dépasser pour permettre à chacun d’avancer.
Ainsi, dans le jeu de bataille féministe, le roi et la reine ont la même valeur et se battent ensemble contre le duc et la duchesse, le comte et la comtesse.
Dans le jeu des 7 familles, les familles deviennent des familles de métiers réunissant des femmes célèbres : les écrivaines, les peintres, les sportives, les aventurières, etc.
Dans le mémo de l’égalité, on réunit des paires de métier avec, pour chaque métier, une version masculine et féminine. Infirmier/Infirmière, président/présidente, danseur/danseuse. Histoire que chacun réalise qu’il peut devenir ce qu’il veut et accepter que l’autre puisse en faire autant.
Cela permet aux petites filles d’oser se projeter dans des métiers qui, jusque là, leur avaient été présentés comme des métiers d’hommes alors qu’en réalité, rien ne les empêche de devenir pilote, cascadeuse ou développeuse ! De même, rien n’empêche un petit garçon de devenir assistant maternel ou danseur. En ouvrant leur champ des possibles, on redonne aux enfants confiance en leurs capacités, une clé essentielle pour s’autoriser à choisir sa voie en toute liberté.
Les attaques des sexistes
Auprès des familles qui les ont adoptés et des professionnels de l’enfance qui s’en servent comme supports pédagogiques, les jeux sont plébiscités : splendides, géniaux ou excellents… les superlatifs ne manquent pas pour les décrire. Pour autant, ces jeux ne font pas forcément l’unanimité auprès du grand public.
Héloïse : « Je me disais qu’il fallait faire ces jeux pour toucher le plus grand nombre d’enfants mais j’avais aussi l’intuition qu’on allait se faire attaquer. Et ça a été le cas. On a eu des retours très énervés et même haineux de gens qui ne voulaient pas faire bouger les choses, qui trouvaient très bien que les maths, ce soit un truc de garçons. Les pires attaques, c’est sur The moon project, les jeux qui parlent d’égalité. »
Outre les mails d’insultes et les commentaires agressifs sur les réseaux sociaux, auxquels Héloïse n’accorde que peu d’importance tant il est facile de s’attaquer aux gens confortablement caché derrière un écran, son équipe a également subi des attaques IRL.
Héloïse : « L’année dernière on a participé à la Kid Expo et des mères sont venues s’en prendre à nous. Les pères, eux, se retournaient, ils ne nous parlaient même pas, ce sont donc les mères qui venaient nous parler et certaines ont été terribles, avec des phrases du type « mais laissez les garçons être des garçons et les filles être des filles », « vous leur mentez, vous leur dites qu’elles peuvent être pilote mais vous savez très bien que les femmes n’ont absolument pas le sens de l’orientation », « il faut arrêter de leur dire que le foot c’est fait pour elle, vous savez très bien que les filles ne savent pas tirer dans un ballon », « donc là en fait vous parlez d’égalité mais ce que vous voulez c’est écraser les garçons ». Enfin, des choses très dures qui venaient de mères de familles âgées de 28 à 40 ans, dont les enfants étaient âgés de 5 ou 6 ans. D’un côté, c’est très dur à entendre, de l’autre ça nous a confortées dans l’idée qu’il fallait qu’on fasse ces jeux-là. »
L’école et les discriminations de genres, une vieille histoire
De nombreuses études menées par diverses associations arrivent aux mêmes conclusions : aujourd’hui encore, en 2019, l’égalité homme/femme n’est pas considérée comme naturelle par bon nombre de nos concitoyens.
En 2018, l’Unicef a par exemple réalisé une consultation nationale auprès de 25000 élèves dans toute la France pour les interroger sur leur perception de l’égalité filles/garçons. Des membres de l’association sont intervenus pour échanger avec eux. Les discussions qui en ont découlé sont édifiantes et témoignent de l’omniprésence de clichés sexistes dans leur représentation sociale. Un garçon de CM1 a notamment expliqué que « les filles ne peuvent pas jouer au foot parce qu’elles n’ont pas de muscles ». Les filles de sa classe lui ont aussitôt expliqué en quoi cette remarque était ridicule, mais le simple fait que de telles idées puissent encore circuler dans les écoles démontrent l’ampleur du chemin restant encore à parcourir.
Autre constat de l’Unicef, la place des filles dans les cours de récréation est totalement inégalitaire : alors que les garçons évoluent au centre de la cour et occupent la majeure partie de l’espace, les filles, elles, jouent en périphérie, sur un petit espace. Elles ont conscience de ce décalage dès le primaire quand les garçons ne commencent à s’en rendre compte qu’au collège. Ce sont également les garçons qui considèrent majoritairement qu’une séparation entre les genres est nécessaire.
Sur le même thème, cette expérience menée par les équipes de The Moon Project met en évidence le fait que pour les enfants, filles ou garçons, les héros d’histoires extraordinaires sont naturellement des garçons. Et ce, pour la simple et bonne raison que c’est ainsi que les choses leur sont la plupart du temps présentées. Nous manquons encore cruellement d’héroïnes féminines inspirantes.
Miser sur l’école pour dépasser les mentalités rétrogrades
Si ces différences de conception sont très marquées dans les cours d’écoles, il faut garder à l’esprit qu’elles ne sont que le reflet de ce que les enfants apprennent ailleurs et qu’ils reproduisent dans le cadre scolaire. Par leurs parents d’une part, qui eux-mêmes reproduisent des schémas dont ils ont hérité sans les remettre en question, mais aussi via la culture populaire.
Héloïse : « Quand je vois certaines émissions ou jeux pour enfants, je me dis qu’on a encore beaucoup de travail à faire. Certes, on a progressé depuis les années 80 mais cela reste malgré tout très genré et cela enferme les enfants dans des stéréotypes. L’autre jour on testait un jeu sur les émotions avec les enfants au bureau et les enfants racontaient des choses délirantes. Avec l’équipe, on se disait « c’est fou, c’est les mêmes choses qu’on vivait à l’époque, les mêmes insultes, les mêmes interdits. Pleurnicheuse, chochotte, t’es une fille tu peux pas jouer au ballon ». Et les garçons qui sont timides dès qu’on parle de sentiments, qui trouvent que l’amour, c’est un truc de filles, etc. Ce sont des choses toutes bêtes qui ne te marquent pas tant que ça quand tu es enfant parce que c’est la vie, c’est comme ça, mais aujourd’hui, en tant qu’adulte, ça me choque parce que je vois bien le côté sexiste. Et c’est triste de se dire que rien n’a changé. »
Dès lors, comment faire évoluer les choses quand certains parents n’hésitent pas à venir insulter ceux qui veulent faire bouger les lignes ? Pour Héloïse, cela passe justement par l’école et plus spécifiquement par les enseignants. C’est donc aux établissements scolaires qu’elle s’adresse en particulier.
Héloïse : « Les profs ont besoin de supports pour pouvoir aborder ce sujet avec les enfants de manière ludique. Et quand on leur donne de quoi établir ce dialogue, cela fonctionne vraiment. On a fait un salon grand public récemment, il y avait une petite fille avec son papa qui a voulu s’arrêter à notre stand. Son père a vu le mot ‘Girl Power’, il a levé les yeux au ciel et a continué à avancer. Mais la petite fille s’est tout de même arrêtée, elle a regardé l’affiche et elle a dit « ah tiens, ça c’est Malala », du coup je lui ai demandé comment elle la connaissait, elle m’a dit qu’elle en avait parlé à l’école. Ça m’a confirmé qu’il fallait vraiment être présents dans les écoles. »
Les jeux sur les mathématiques, Héloïse les propose moins aux enseignants tout simplement parce qu’ils sont moins clivants, les parents n’ont donc aucun problème à les offrir à leurs enfants. Pourtant, pour Héloïse, c’est lié, qu’on en soit ou non conscient :
Héloïse : « Les mathématiques, soit on s’en fout, soit on adhère, alors que les jeux sur l’égalité, soit on est contre, soit on est pour. Certaines personnes m’écrivent pour me dire qu’elles sont contre. Ça n’arrive jamais avec les mathématiques. Ce n’est pas politique comme le combat pour l’égalité. Pourtant, dire aux filles « toi aussi tu peux être forte en maths », ça fait partie de l’apprentissage de l’égalité. Les sciences sont ultra-genrées, hier j’étais à une conférence où j’ai appris qu’il n’y avait que 8% de développeuses. Ben oui mais s’il y a 8% de développeuses, c’est précisément parce que les maths, c’est ultra-genré ! Des études démontrent que les petites filles se trouvent nulles en maths alors que c’est faux ! Et pour travailler sur ce sujet-là, non seulement il faut les bons outils en mathématiques, mais il faut aussi les bons outils de confiance en soi. C’est un travail qui doit être mené de front et en urgence. »
Pour s’en persuader, il suffit d’observer la place qu’on donne aux femmes scientifiques dans leur domaine : mépris, invisibilisation, non-reconnaissance ou même usurpation de leur travail… c’est ce qu’on appelle l’effet Matilda, à découvrir ici.
Entrepreneuse / Entrepreneur
Héloïse a eu la chance de grandir dans une famille ouverte et bienveillante, où elle n’a jamais eu à subir de discours limitants.
Héloïse : « J’ai 3 sœurs, donc on est 4 filles. Quand j’étais petite je jouais beaucoup aux Barbies et, apparemment, je disais souvent que je trouverai un mari super riche. Mais mon père m’a toujours dit « attends, je t’explique, il n’y a aucune raison que ce soit ton mari qui soit plus riche que toi, c’est toi qui gagneras beaucoup d’argent », il était très dur concernant nos ambitions. Dès qu’on revenait avec des phrases toutes faites de nos copines, ils nous reprenaient. Et puis vu qu’il n’y avait pas de garçons à la maison, il n’y avait pas de différences d’éducation. On ne m’a jamais indiqué de voies à suivre ou à ne pas suivre. »
C’est en grandissant qu’elle prend conscience des inégalités qui imprègnent la société. D’abord en donnant des cours de maths à des filles qui se trouvent systématiquement nulles alors qu’elles ne le sont pas et puis en montant son entreprise.
Héloïse : « Il y a de nombreux moments pas très agréables dans la vie d’une entrepreneuse où tu te rends compte que tu n’es tout simplement pas un homme. On me prend moins au sérieux, on me renvoie à mon physique ou à ma tenue, on me dit des choses comme « vous êtes toujours aussi charmante » ou « nous, on aime les demoiselles physiquement intelligentes », juste avant de passer à l’antenne ou de commencer un pitch devant des investisseurs. Je suis dans un contexte professionnel, je suis là pour parler d’entreprenariat, de chiffres ! Ce sont des remarques qu’on me fait parce que je suis une femme, bien sûr, qui me déstabilisent et qui font qu’ensuite, je suis moins à l’aise pour m’exprimer. En plus, quand j’ai commencé j’avais 21 ans, donc tout était permis pour eux. »
Selon elle, le but de ces réflexions n’est pas forcément de la déstabiliser. En fait, c’est pire que cela, c’est juste du sexisme ordinaire et qui, bien souvent, s’ignore. Ils ont tellement l’habitude de fonctionner de cette manière qu’ils ne voient même pas où est le problème. Pour eux, c’est tout simplement normal.
Héloïse : « C’est vraiment le sexisme des hommes blancs aux cheveux gris qui sont macho sans même s’en rendre compte et même parfois en voulant être féministe. Par exemple l’autre jour un homme m’a raconté qu’il était très fier que dans son comité de direction, ils aient enfin la parité. Selon lui c’était important parce que, je cite, « les femmes et les hommes ont un cerveau différent, les femmes apportent beaucoup de souplesse et de rondeur ». Il ne réalisait même pas que sa réflexion était totalement sexiste et que le fait de demander aux femmes de s’exprimer pour arrondir les angles, ce n’est pas les traiter comme des égales, bien au contraire. Non seulement il ne s’en rendait pas compte mais il pensait même avoir le bon comportement ! »
Il y a tout de même des raisons de se réjouir et de garder espoir. Par exemple, Héloïse et son équipe ont remarqué qu’une nouvelle génération de papa était de plus en plus présente sur les salons.
Héloïse : « Ce sont des papas qui ont une trentaine d’années et qui ont des petites filles. Eux, tu pourrais leur faire acheter la planète entière si tu leur dis que c’est pour l’empowerment de leur fille. C’est très touchant et très drôle. C’est comme si, en ayant une fille, ils se rendaient compte que c’est pas si évident d’être une petite fille. »
Autre raison de se réjouir et d’espérer que nous sommes sur la bonne voie, le succès de la campagne de crowdfunding de The Moon Project. En mai 2018, l’équipe a lancé une campagne sur le site Ulule pour financer la fabrication des premiers jeux sur l’égalité. Elles ont obtenu 30 000€ en à peine un mois et les 15000 premiers exemplaires des jeux se sont vendus très rapidement. Un succès qui ne s’est pas démenti pas depuis et qui démontre qu’il y a une réelle demande.
Héloïse : « Notre campagne a très bien marché, on a également été soutenu par les réseaux féministes qui s’unissent pour soutenir ce type de projets. Il y a une grande solidarité. »
D’ici la fin de l’été, 3 nouveaux jeux sortiront, que nous avons hâte de découvrir. En attendant, vous pouvez déjà vous rendre sur l’eshop de la marque pour découvrir tous leurs produits, que ce soit des t-shirts ou des mugs pour rappeler aux filles qu’elles peuvent tout faire ou, bien sûr, des jeux pour réviser les maths en vous amusant et vous assurer que chacun maîtrise bien les bases de l’égalité avant la rentrée.
Pour vous procurer les jeux Topla et The Moon Project, c’est ici : https://playtopla.com/
Vous pouvez également les suivre sur instagram, ici !
Crédit Photos : Héloïse Pierre / Topla / The Moon Project
Source étude Unicef : https://www.unicef.fr/article/inegalites-filles-garcons-qu-en-pensent-les-enfants
Pour aller plus loin sur le sujet de l’éducation fille/garçon, vous pouvez écouter de nombreux épisodes du podcast Les couilles sur la table, de Victoire Tuaillon (comme celui-ci ou celui-là), ou encore cet épisode de Un Podcast à soi, de Charlotte Bienaimé, qui s’interroge : Les femmes sont-elles des hommes comme les autres ?