La solastalgie, c’est le sentiment de détresse et de tristesse que l’on ressent en voyant le lieu où l’on vit se dégrader de manière définitive en raison de bouleversements environnementaux. D’où vient ce sentiment nouveau et comment apprendre à vivre avec ?
Le mot « solastalgie » a été créé et théorisé par Glenn Albrecht, philosophe australien, dans la revue PAN (Philosophy, Activism, Nature) en 2005. Alors qu’il étudie les grands changements survenus dans le comté de l’Upper Hunter sous l’action combinée des mines de charbon, de la centrale électrique et de la sécheresse persistante qui sévit dans la région, il est frappé par le récit des habitants. Lors de leurs entretiens, tous se montrent très préoccupés par la transformation radicale de ce lieu où nombre d’entre eux sont nés et ont toujours vécu. « Leur détresse était palpable, même au téléphone », raconte Albrecht.
(c) Marina Neil
Il se lance dans un travail de recherche sur la topophilie (l’amour du lieu où l’on vit) et met en évidence le lien entre les changements environnementaux et l’augmentation du taux de dépression et de suicide dans les zones rurales particulièrement touchées par ces bouleversements. Que ces changements proviennent de phénomènes naturels (sécheresse, cyclones, feux de forêts) ou qu’ils aient été directement provoqués par l’homme (déforestation, pollution chimique, urbanisation massive, extraction de matières premières, etc), les conséquences sur les habitants sont toujours les mêmes : tristesse, détresse, angoisse.
Or, aucun mot ne permettait de décrire de manière adéquate cet état mental particulier. C’est-à-dire un sentiment proche du mal du pays ressentis par ceux qui quittent l’endroit où ils vivent, à ceci prêt qu’ici, les personnes n’avaient pas quitté ce lieu dont elles étaient nostalgiques, c’était ce lieu qui avait disparu. Il fallait donc parvenir à décrire le fait d’être nostalgique d’un endroit qu’on n’a pas quitté mais qui, pourtant, n’est plus.
Albrecht créé un mot sur mesure pour décrire ce sentiment nouveau : la solastalgie, qui vient des mots terroir (sol) et douleur (algie). Il le définit comme une mélancolie existentielle provoquée par la désolation d’un environnement familial aimé.
(c) Bob Strong – Reuters
Que ressent-on quand on est solastalgique ?
Ce sentiment peut se traduire par une douleur et une angoisse intenses susceptibles d’entraîner une grande détresse mentale, des addictions, des maladies physiques et des tendances suicidaires.
Ainsi, on constate dans les communautés indigènes du monde entier une augmentation inquiétante du nombre de suicides. Ces peuples qui vivent traditionnellement en harmonie avec la nature se retrouvent privés de leurs terres (destruction, pollution, expropriations, etc.) et quand ils parviennent à rester, ils ne reconnaissent plus ces lieux qui évoluent et leur deviennent hostiles. Ce sont leurs conditions de survie qui sont menacées, mais aussi toutes leurs croyances et leurs patrimoines culturels, construits depuis des milliers d’années qui disparaissent à mesure que leur environnement se dégrade. Il n’est donc pas étonnant que ces peuples finissent par perdre espoir.
Pourquoi ce sentiment est-il si bouleversant ?
Parce que la solastalgie ne concerne pas notre rapport à n’importe quel endroit sur terre, il concerne notre rapport à notre lieu de vie. Bien sûr, on peut être attristé par la vision d’une région du monde dévastée par un cyclone ou un incendie, mais ce qu’on éprouve alors n’est pas à proprement parler de la solastalgie.
La différence, c’est que notre lieu de vie est chargé de souvenirs, de projections personnelles, de sentiments et d’émotions. C’est un espace vécu, ressenti, un endroit que l’on s’est approprié, qui constitue un point de repère, un refuge, contrairement à un paysage ou un endroit que l’on visite et que l’on admire sans en faire réellement partie.
Les sentiments que l’on éprouve pour ce lieu sont logiquement plus intenses et plus complexes que le rapport que l’on entretient avec le reste du monde. On a construit une cabane dans cet arbre, on s’est baigné dans cette rivière, on a arpenté ces chemins, on a joué sur cette plage, on a grimpé cette colline… Cet endroit n’est pas neutre, partout où l’on regarde, des souvenirs y sont associés.
Et quand cet endroit est abîmé, on est assailli de sentiments négatifs très forts. L’endroit existe toujours, il est toujours là, mais il n’a plus rien à voir avec ce qu’il a été, dont on garde bien souvent une vision idéalisée. En perdant ces endroits tels qu’on les a toujours perçus, on perd nos points de repères. Rien ne sera plus jamais comme avant, nos enfants ne connaîtront pas ce qu’on a connu, ne verront pas ce monde tel qu’on l’a vu et c’est irrémédiable.
La solastalgie, futur universel
La solastalgie parle à tout le monde car on pressent qu’on y sera bientôt confrontés. On sait depuis longtemps que le climat évolue, entraînant partout autour de nous des conséquences catastrophiques. Notre environnement change de plus en plus brutalement. Les canicules sont plus fréquentes, des plages disparaissent, l’air est de plus en plus pollué, les océans de plus en plus acides, les glaciers fondent, les typhons s’intensifient…
Il devient impossible de rester dans le déni, d’autant que l’on sait qu’il n’y a pas d’échappatoire. Il ne s’agit plus d’abandonner un habitat détruit pour un autre, une région polluée pour une autre. On ne peut plus fermer les yeux et regarder ailleurs puisque partout, les changements sont visibles.
Le sentiment de solastagie va donc se généraliser et pour faire face à cette angoisse, on ne pourra même plus s’en remettre à la sagesse rassurante des anciens, celle vers qui on se tourne depuis toujours pour savoir quoi faire en cas de situations désespérées, car ce qui nous attend n’a jamais été expérimenté auparavant.
(c) CIR/SEIU Healthcare – Flickr
De la nécessité de dépasser la solastagie
Il va pourtant falloir apprivoiser ce nouveau sentiment pour ne pas le laisser nous submerger.
Pour cela, on peut bien sûr espérer que les causes mêmes de la solastalgie disparaissent, que le sursaut tant attendu ait lieu et que ceux prêts à tout pour toujours plus de croissance et de profit change soudain de priorité, mais il est peu probable que cela arrive à temps. De plus, les changements en cours ne peuvent pas être endigués, l’inertie est telle que des modifications radicales de notre environnement sont de toute façon inéluctables. Ce qui ne veut pas dire que tout est perdu, que plus rien ne reste à faire et qu’il ne nous reste plus qu’à attendre la fin. Non.
Il faudra simplement faire face à cela nous-mêmes, sans rien attendre des gouvernements ou des instances internationales qui prouvent chaque jour leur incompétence, accentuant par la même le sentiment de détresse et d’abandon des populations. On ne peut pas compter sur ceux qui ont créé les problèmes pour les résoudre, disait Einstein.
Malgré tout, Albrecht ne considère pas la solastalgie comme une fatalité. Pour lui, même si c’est avant tout un sentiment de tristesse et de mélancolie, elle peut aussi devenir le point de départ d’une action visant à la faire disparaître. En d’autres termes, la solastalgie peut nous pousser à agir pour rétablir notre environnement, le réparer pour le rendre à nouveau accueillant. Ce faisant, on répare également notre âme, on la guérit et on fait disparaître la solastalgie.
(c) tracky-birthday – flickr
En somme plutôt que de tenter d’empêcher le changement, tel Don Quichotte dans la Mancha, nous devons l’accepter et nous y adapter. Nous devons réparer ce qui a été abîmé, le reconstruire sur la base des nouvelles règles imposées par ces bouleversements. Le simple fait de s’engager, de devenir acteur de son environnement et de ne plus simplement subir les changements peut aider à surmonter la solastalgie.
Glenn Albrecht se refuse à tout pessimisme : « je suis un grand optimiste, je m’implique beaucoup pour tenter d’inverser la tendance, d’endiguer tous les phénomènes risquant d’accentuer les changements environnementaux et, par voie de conséquence, la solastalgie », conclue-t-il.
A l’avenir, nous aurons donc le choix entre affronter une épidémie de solastalgie ou utiliser notre intelligence collective et notre créativité pour nous adapter et modifier positivement notre environnement.
Sources :
http://www.bbc.com/future/story/20151030-have-you-ever-felt-solastalgia
https://wrm.org.uy/fr/les-articles-du-bulletin-wrm/section1/de-la-solastalgia-a-lalegremia/
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