Dans le Japon du XVe siècle, on avait coutume de boire le thé dans de magnifiques ustensiles venus de Chine, aux ornements fastueux et à la facture parfaite. Les dégusations faisaient l’objet de cérémonies somptueuses, qui se tenaient dans des pavillons de thé raffinés.

Au début du XVIe siècle, Sōeki, un fils de marchand devenu samouraï puis maître de thé, remplaça ces ustensiles de luxe par des pièces de l’artisanat local qu’il fit créer par Chojiro, un potier japonais. Il inventa ainsi le style de poterie Raku, des poteries volontairement sobres, de couleurs rouges ou brunes, sans ornements afin que leur beauté ne détourne pas l’attention.

Dans une simple hutte de paysan, Sōeki créa un pavillon de thé où il invitait ses convives à trouver la beauté dans la sobriété, à préférer la lune montante plutôt que la pleine lune insolente, à aimer la vulnérabilité de l’automne plutôt que l’éclat de l’été, à admirer la beauté de l’imparfait plutôt que celle d’une illusoire perfection.

Ce faisant, il façonna la philosophie Wabi-Sabi, une association de 2 mots japonais qui désigne un concept esthétique mêlant bouddhisme zen, taoïsme et shintoïsme.

En japonais, Wabi signifie sobriété, quiétude, modestie et Sabi signifie altération, patine, travail du temps. Cette philosophie de vie nous invite à mener une existence simple, à accepter l’impermanence du monde et à trouver de la beauté en toute chose imparfaite, éphémère ou modeste.

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Accepter l’éphémère

Dans notre monde, rien n’est parfait et rien ne reste. En occident, cette réalité est ressentie comme une blessure, une injustice qu’il convient de combattre et de conjurer. Comment ? En retenant le temps, en le niant, en effaçant sa trace sur les choses et sur les gens. En fabriquant des choses parfaites, symétriques, harmonieuses, équilibrées et reproductibles à l’infini, créant ainsi une illusion d’éternité.

Ce culte de la perfection nous amène à détester ce qui est usagé ou abimé, à rejeter ce qui présente le moindre défaut. Les cicatrices nous rebutent, on jette sans regret les objets dès qu’ils perdent leur caractère immaculé pour les remplacer par des objets neufs. On déteste vieillir, on camoufle les signes de l’âge qui nous angoissent, on les efface dans une tentative illusoire de conjurer la mort. Comme si le temps, en passant, nous faisait perdre notre valeur. Comme si tout rappel à notre finitude, à l’impermanence du monde, était pour nous insupportable.

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Le wabi-sabi propose au contraire de stopper cette course à la perfection et à l’éternité, vaine et absurde. Elle invite à célébrer l’impermanence du monde, à l’accueillir simplement comme un élément de la réalité. C’est l’acceptation de l’ordre naturel des choses. Le monde est imparfait, la vie est éphémère. Tout passe, tout change, tout meurt et c’est ce qui en fait la beauté.

Les fleurs de sakura sont un spectacle merveilleux à regarder, pas simplement pour leurs couleurs ou leur pureté, mais parce qu’elles disparaissent à peine apparues. C’est ce qui les rend si importantes : si on ne les admire pas maintenant, on ne les admirera jamais.

Un jour, nous disparaîtrons, comme toute chose sur terre : les fleurs, les arbres, les montagnes et les plus grands monuments. Il ne sert à rien de le regretter, de vouloir l’empêcher. Il vaut bien mieux l’accepter, contempler sa propre nature éphémère et faire la paix avec sa fragilité.

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Aimer les signes du temps

La philosophie Wabi Sabi invite à mettre en valeur les signes du temps qui passe au lieu de les gommer ou de les camoufler, à les aimer et même à les admirer comme autant de signes de richesse. Car c’est le temps qui donne de la valeur aux choses.

Le Kintsugi en est l’illustration parfaite. Cet art japonais qui consiste à sublimer les céramiques brisées en les réparant avec de l’or, mettant ainsi en exergue leurs cicatrices. Les céramiques ainsi réparées ont plus de valeur qu’avant d’avoir été brisées.

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(c) Tokyo Art City

Il s’agit donc d’entretenir, de protéger au maximum et de réparer avec soin ce que l’on possède tout en acceptant que chaque chose sera un jour abîmée, vieillie, élimée. Et quand ce sera le cas, l’objet ne perdra pas pour autant sa beauté. Cette fêlure lui apportera quelque chose de nouveau, qu’il conviendra d’apprécier à sa juste valeur. Une feuille morte n’est ni plus ni moins belle qu’une feuille verte au printemps. Car chaque âge de la vie est beau et précieux.

Ces signes d’usure nous rappellent simplement l’ordre naturel des choses en même temps que notre finitude. Cela suppose par exemple de regarder ses rides pour ce qu’elles sont : des souvenirs, des expériences, des preuves de ce que nous avons vécu. Pourquoi devraient-elles nous rendre laids ? Pourquoi seule la jeunesse devrait-elle avoir l’apanage de la beauté ?

Trouver du beau en tout

Notre regard sur le monde est formaté, conditionné par des tendances dominantes, des normes esthétiques, des codes sociaux qui nous indiquent ce qui est beau et ce qui ne l’est pas. Il est très difficile de se défaire de ce conditionnement. Preuve en est, cette capacité qu’à la mode à nous faire aimer ou désaimer un même objet en l’espace de quelques mois.

Pourtant, quand on parvient à s’extirper de ce carcan, à échapper à la standardisation qu’il entraîne, on peut enfin cultiver sa singularité, se consacrer à ce qui nous est essentiel, loin du culte des apparences et de l’ostentation. En adoptant cette simplicité, on réalise qu’on peut finalement trouver du beau en toute chose : un banal objet du quotidien, un arbre mort, de la peinture écaillée, un jouet oublié sur un trottoir, de la poussière dans la lumière, l’odeur du thé qui se répand dans la pièce. La vie, en somme.

De même, on est conditionné à ne vouloir que le bonheur, à éviter toute expérience douloureuse sans voir que ces expériences nous construisent tout autant que nos joies. Elles provoquent en nous des émotions que nous interprétons comme étant bonne ou mauvaise. C’est à nous de changer notre regard sur ces expériences négatives, pour ne pas en avoir peur et les affronter pour en tirer quelque chose de bon.

Car tout est éphémère, les bonnes choses comme les mauvaises. C’est pourquoi il faut vivre pleinement les bonnes choses tant qu’elles sont là, et ne pas prendre trop à coeur les mauvaises choses qui de toute façon ne dureront pas mais peuvent nous être utiles pour grandir et devenir meilleur.

 

« Le wabi-sabi est le trait le plus évident et le plus caractéristique de ce qui représente à nos yeux la beauté japonaise traditionnelle. Il occupe sensiblement la même place dans le panthéon des valeurs esthétiques japonises que les idéaux grecs de beauté et de perfection en Occident. Dans son acception la plus large, c’est un mode de vie. Dans son sens le plus étroit, c’est un type particulier de beauté.

Le mot anglais le plus proche de wabi-sabi est probablement rustic*. Le Webster donne de ce terme la définition suivante : « simple, naturel, ou non sophistiqué… [avec] une apparence rugueuse ou irrégulière ». Bien que « rustique » ne donne qu’une idée limitée de l’esthétique du wabi-sabi, il correspond à l’impression que bien des gens éprouvent la première fois qu’ils voient une manifestation du wabi-sabi. Celui-ci partage certaines caractéristiques avec ce que nous avons coutume d’appeler l’« art primitif », c’est-à-dire des objets dont la couleur et la consistance rappellent la terre, simples, sans prétention et fabriqués avec des matériaux naturels. Au contraire de l’art primitif, toutefois, le wabi-sabi n’use presque jamais de représentations figuratives ou symboliques. »

Leonard Koren – Wabi-Sabi à l’usage des artistes, designers, poètes & philosophes
Editions Le Prunier